Le digital, porteur de la cause ou faire-valoir ?

160,4 millions d’euros. C’est le faible montant des investissements publicitaires des ONG en 2017, selon le baromètre Kantar Media, malgré une augmentation de 15 % par rapport à 2016. Les ONG cherchent à faire entendre leur voix, à gagner en notoriété, à séduire le public pour mieux le sensibiliser aux causes qu’elles défendent.

L’augmentation des budgets ne suffit pas pour donner une visibilité satisfaisante aux ONG et aux associations. Le coût des médias traditionnels (presse, télévision, radio, affichage) ainsi que l’opportunité de toucher de nouvelles cibles ont conduit les ONG à se tourner vers les médias digitaux. En 2018, selon le rapport de Nonprofit Tech For Good sur l’utilisation des technologies par les ONG mondiales, 93 % des ONG interrogées ont une page Facebook, 77 % un profil Twitter, 56 % une page LinkedIn et 50 % un profil Instagram. En France, 100 % des associations sondées en juillet 2017 par Harris Interactive déclarent être actives sur les réseaux sociaux.

Comment émerger dans cet embouteillage de communication alors que 71 % du grand public dit ne pas suivre les ONG sur les réseaux sociaux et que, pour la moitié des Français, si les ONG y sont présentes, c’est qu’elles privilégient la communication à l’action ?

Pour se faire remarquer sur les réseaux sociaux, les ONG proposent des vidéos et des reportages détaillés sur leurs actions de terrain, tandis que les citoyens, eux, préfèrent être informés sur l’utilisation de leurs dons, le bilan annuel de l’association et les opérations menées en temps réel. (Source : Harris Interactive) Les ONG communiquent alors que le public veut être informé : sont-elles encore dans leur rôle ?

La fin justifie-t-elle les moyens ?

Le manque de financement et la concurrence entre les ONG, notamment pour l’accès aux médias, les incitent à reproduire les mêmes modes opératoires que les entreprises qu’elles dénoncent. Selon l’universitaire Éric Dacheux, « le marketing associatif emprisonne les acteurs sociaux dans un “prêt-à-penser” communicationnel marchand où se perd leur identité politique ». (Source : Associations et communication. Critique du marketing, CNRS Éd., 1998)

Se pose alors la question de la singularité de chaque ONG. Les causes se diluent-elles dans la technicité ? La mission première — le plaidoyer — s’efface-t-elle au profit d’une campagne de notoriété et de la collecte de fonds ?

Une critique des systèmes médiatiques des ONG par le collectif ET BIM.

Certains acteurs militent pour que les chaînes publiques offrent aux citoyens, aux associations et aux ONG un espace neutre, gratuit et ouvert à l’expression démocratique.

93
des ONG ont une page Facebook

77

des ONG ont un profil Twitter
56
des ONG ont une page LinkedIn
50
des ONG ont un profil Instagram

Le digital, porte-voix des bénéficiaires

« On est né sur les réseaux sociaux », raconte Alexia Savey, fondatrice de Keys (anciennement Les Brindilles), une association qui réunit des femmes ayant besoin de retrouver confiance en elles, notamment à la suite de troubles du comportement alimentaire. « Le groupe Facebook a été un moyen de créer une chaîne de solidarité. » Les réseaux sociaux permettent l’émergence de « communautés actives » et « porteuses de leur devenir » : le digital leur donne les moyens d’agir. Le travail de Keys ont permis de mobiliser des influenceuses représentant une audience de plus de 400 000 personnes. Pour Alexia, l’intérêt est aussi de pouvoir transformer ces liens digitaux en rencontres réelles.

Mobilisation réussie également pour l’association Homeless Plus, dont l’application, destinée à aider les personnes sans-abri, a été téléchargée plus de 13 000 fois. Installée sur les téléphones mobiles, celle-ci permet d’aider un sans-abri à sortir de l’isolement et de la détresse en le géolocalisant : lui apporter à boire, à manger, un duvet, un café, ou simplement discuter, selon ses besoins. L’association Homeless Plus, fondée par Aïda Demdoum, collecte également des téléphones portables pour les donner aux personnes sans-abri. Grâce au wifi gratuit, bien implanté dans les centres urbains, qui concentrent la majorité des personnes vivant dans la rue, celles-ci peuvent retrouver un lien social, effectuer certaines démarches et solliciter de l’aide.

Certains bienfaiteurs s’impliquent davantage. À Dijon, Pierre, après avoir donné un téléphone portable, reçoit l’appel de Victor, personne sans-abri bénéficiaire de son don. Particulièrement touché par son histoire, Pierre est venu le rencontrer à Paris. Ils ont dîné ensemble et Pierre a offert à Victor une chambre d’hôtel.

Au-delà des dons (argent, repas, vêtements…), les SDF ont surtout besoin de rompre leur isolement. « C’est la première action cliquée ! », s’exclame Aïda, dont l’application a permis d’aider quelque 7 000 personnes. Rompre l’isolement sans pour autant être identifié : la principale crainte des sans-abri n’est pas la police mais la famille. Beaucoup ne souhaitent pas être vus, d’où l’importance d’un lien social maintenu par l’intermédiaire de l’application. Le temps de reprendre pied avant de revenir vers le cercle familial.

Tous acteurs du changement

Certaines personnes en situation difficile s’émancipent des grandes associations pour interpeller directement les pouvoirs publics grâce aux réseaux sociaux. Place Sainte-Marthe, dans le 10e arrondissement de Paris, le quartier général de Christian Page, alias @Pagechris75, est à ciel ouvert. Avec ses quelque 28 500 followers sur Twitter, il a réussi en décembre 2017 à faire plier la mairie de Paris, qui avait modifié son mobilier urbain pour déloger les sans-abri. Depuis, il dénonce régulièrement les dispositifs anti-SDF dans l’espace public.

Quels types d'engagement génèrent les campagnes digitales ?

La campagne « Likes don’t save lives » de l’Unicef rappelle que, pour être efficace, l’engagement ne doit pas se limiter à un clic sur les réseaux sociaux. Le digital favorise-t-il l’engagement ? Si oui, comment ?

Comment faire respecter les droits des filles dans le monde et encourager l’adoption de lois instaurant l’égalité des sexes, la fin des discriminations à l’égard des filles et leur accès à une éducation de qualité ? Le 11 octobre 2017, l’association Plan international a lancé l’opération « #FilleAujourd’hui, femme demain ! » sur Facebook, Twitter et Instagram. Les femmes étaient invitées à poster des photos d’elles jeunes filles pour montrer qu’elles avaient des rêves réalisables. « On veut donner aux filles les plus vulnérables de l’ambition et les moyens de s’en sortir », indique Yvan Savy, directeur général de Plan international. « En dix jours, on est passé de quelques dizaines à 2 500 abonnés, dont une soixantaine de personnalités. » L’investissement des jeunes femmes se poursuit aujourd’hui, à l’image des Guinéennes Nadja Idrissa Bah, 19 ans, présidente du Parlement des enfants de Guinée, et Rabiatou Diallo, 26 ans, fondatrice de la tribune d’expression Raby et les enfants, toutes deux très actives sur les réseaux sociaux, supports de mobilisation.

Quelle mobilisation au-delà du hashtag ?

“Il y a un fantasme social des militants selon lequel le numérique va tout résoudre.”

Éric Dacheux

ONG, associations, personnalités politiques ou médiatiques, citoyens, n’importe qui peut créer son hashtag. 1 399 421 impressions pour #BalanceTonPorc ; 3 756 823 pour #MeToo. Mais, au-delà du hashtag, quelle mobilisation ? Peut-on considérer qu’une opération est réussie à son nombre de vues ? de likes ? de retweets ? Comment le message est-il compris ? Quels sont les enjeux ? Quels changements de comportement avons-nous provoqués ?

Mobiliser plutôt que moraliser

La récente décision du président de la République de naturaliser Mamoudou Gassama, le jeune Malien qui a sauvé un enfant suspendu dans le vide en mai dernier, vient occulter le durcissement de la politique migratoire de la France, contre laquelle il conviendrait de se mobiliser. L’acte héroïque de Mamoudou Gassama, filmé par un téléphone portable, a fait la une des médias. Aux yeux de tous, il fait dès lors figure de « bon migrant » et mériterait la naturalisation. Ce camouflage de la réalité a été dénoncé par la Cimade et le Gisti, qui évoquent « de la communication à l’état pur ».

Selon Éric Dacheux, il faut bien définir les objectifs. Communiquer n’est pas persuader les gens de se rallier à une cause. La communication associative doit rester politique, provoquer la réflexion, permettre le débat. Il n’y a, selon lui, pas de recette miracle ; il faut avant tout être capable d’évaluer la portée de ses actions.

L’opposition entre des professionnels qui mèneraient des actions de qualité et des individus dont l’unique rôle serait de leur donner les moyens d’agir a toujours été fausse. Elle l’est d’autant plus aujourd’hui avec la démocratisation du numérique.

#BalanceTonHashtag !

Quelle que soit l’ampleur de leurs audiences, les modes de communication horizontaux proposés par les communautés et les initiatives citoyennes doivent interroger et inspirer.

Selon le Baromètre d’opinion des bénévoles, on observe un intérêt croissant des jeunes pour les activités associatives : 21 % des moins de 35 ans étaient bénévoles dans une association en 2016, contre 16 % en 2010.

Très initiés au numérique, ils ne souhaitent plus participer au conseil d’administration des associations ni à l’élaboration de la stratégie, mais veulent introduire de nouvelles pratiques et de nouveaux outils. Une opportunité pour faire émerger de nouvelles formes de mobilisation intégratives. Au-delà du simple « slacktivisme » (littéralement, « activisme paresseux »), il faut permettre aux membres d’interagir sans avoir à partager leurs coordonnées personnelles ou professionnelles, réunir en un seul endroit toutes les fonctionnalités nécessaires à l’organisation d’une action, et cela doit pouvoir se faire n’importe où, n’importe quand. Trouver le « bon » hashtag ne suffit plus !

“La communication associative doit rester une communication politique.”

Éric Dacheux