L’État providence, autrefois détenteur du monopole de l’intérêt général, ne parvient plus à répondre à certains problèmes sociétaux tels que l’environnement, le gaspillage alimentaire, l’emploi, l’éducation. Si les relations entre ONG et entreprises étaient inexistantes ou marquées par une profonde opposition, leur rapprochement démontre que certaines ONG se sont fortement professionnalisées. Inversement, certaines entreprises se sont approprié les valeurs des ONG et ont changé de modèle économique afin de redorer leur blason. Stratégie de l’opportunisme ou porosité de l’efficacité ?

Avec le tout numérique, l’entrepreunariat social est apparu. Les acteurs historiques de l’économie sociale et solidaire (les associations et les ONG) s’interrogent sur un devenir car, dans les médias, l’ESS est souvent réduit au seul entrepreneuriat social.

En France, l'ESS représente 8 à 10 % de l'emploi. Le modèle du social business est un tout petit segment d'un mouvement de notre société. Il ne dépasse pas 0,1 % de l’emploi, alors pourquoi est-il surreprésenté ainsi dans les médias par rapport à l'ESS ?

Jean-Louis Laville, sociologue et économiste, titulaire de la chaire d’économie solidaire au CNAM(Un monde en docs, « “Social business” : un modèle d'avenir ? », Public Sénat, février 2017)

Est-ce à dire que le flou médiatique qui entoure la notion d’entrepreneuriat social est volontaire et qu’il vise à mettre en péril les structures de l’ESS ? Quid de la révision de la loi Hamon par la loi Pacte qui instaure le principe d’entreprises à missions plus responsables ? La loi Pacte ne va-t-elle pas s’exercer au détriment des associations déjà durement touchées par les restrictions budgétaires ? Et quel crédit peut-on accorder à ces chiffres publiés par l’Atlas commenté de l’économie sociale et solidaire 2017  ?

(+1 % depuis 2008)

10 % du PIB

(+24 % depuis 2000)

14 % d’emplois privés

(+1 % depuis 2008)

200 000 entreprises

(+5 % depuis 2008)

2,4 millions de salariés

L’avènement de l’entreprise ONG

Si l’entrée des ONG dans la sphère des entreprises ces dernières années est incontestable, leur changement de statut l’est tout autant. Autrefois petites associations caritatives, les ONG d’aujourd’hui :

  • ont acquis une stature internationale grâce à leur mode d’organisation et à leur pouvoir de lobbying ;
  • sont devenues des « marques de fabrique » de l’humanitaire à travers leur plaidoyer et leurs opérations de marketing ;
  • s’organisent efficacement en réseau afin d’imposer des référentiels en matière de labellisation et de codes de conduite ;
  • sont parvenues à démontrer que notoriété et crédibilité sont le résultat de leur professionnalisation et de leur faculté à mobiliser l’opinion publique ;
  • ont épousé le modèle managérial des entreprises fondé sur la rentabilité et la recherche de valeur ajoutée sociétale ;
  • agissent dans une transparence financière totale pour parer à la défiance de leurs détracteurs et répondre aux exigences de contrôle des donateurs ;
  • endossent le rôle de garant de la réputation des entreprises en capitalisant sur leur image positive.

La convergence des intérêts des ONG et des entreprises s’inscrit dans une volonté de construire des stratégies plus institutionnelles de RSE. Le gagnant-gagnant semble l’avoir emporté, comme en témoignent, aux États-Unis, les « brokers en partenariat » qui facilitent la rencontre entre firmes demandeuses d’expertise et ONG à la recherche de financement.

Les entreprises, modèles alternatifs à la solidarité ?

Ces dernières années, la crise économique et sociale a favorisé l’émergence de nouveaux modèles de fonctionnement des entreprises. Se substituant à l’État français, certains entrepreneurs se sont positionnés comme force de propositions susceptible d’apporter des solutions concrètes en replaçant l’humain au centre d’une démarche sociale, sociétale ou environnementale. Mais qui sont vraiment ces entrepreneurs ?

Social calling : le réveil social des entrepreneurs

Analysé par Émilie Vidaud dans son ouvrage Social Calling : Et si, comme eux, vous aviez un déclic pour agir ? (Fayard, 2017), le social calling est le résultat de la prise de conscience du citoyen, du consommateur ou du collaborateur qui l’amène à passer du statut de simple spectateur à celui de consom’acteur ou de collabor’acteur.

Ce phénomène singulier se multiplie dans notre société, et particulièrement chez les millénials, cette nouvelle génération biberonnée à Internet qui dispose d’une multitude d’outils numériques (machine learning, big data, plateformes collaboratives). Leur force ? La maîtrise des nouvelles technologies. Leur ambition ? Résoudre à grande échelle et rapidement des problèmes sociétaux tels que le gaspillage alimentaire, l’éducation, la crise des réfugiés, l’exclusion, etc., en créant des entreprises rentables ou en travaillant pour des entreprises qui se sont donné les moyens de les attirer à travers, par exemple, l’intrapreneuriat.

Quant aux dirigeants des grands groupes dont la mission a été le plus souvent d’engranger de plus en plus de profits au détriment de l’humain, ils vont devoir revoir leurs modèles économiques s’ils veulent devenir inspirants et pouvoir attirer ces jeunes.

Émilie Vidaud, journaliste économique(Brut, « Social Calling : quand les jeunes ne travaillent plus que pour l'argent », novembre 2017)

Entrepreneuriat social, le néolibéralisme de la bonne conscience ?

Un entrepreneur social est similaire à un entrepreneur classique à la différence près qu’il porte un projet d’intérêt général. C’est un croisement entre Mark Zuckerberg et mère Teresa.

Pierre Chevelle(« Changer le monde en deux heures », 2015)

Aujourd’hui, dans le domaine du digital, de plus en plus d’entreprises mettent le social ou la solidarité au cœur de leur modèle économique et répondent aux faiblesses des ONG en proposant des modèles alternatifs. Mais pourquoi vouloir être un entrepreneur du changement ? Quel modèle de société ces entreprises nous promettent-elles ? Et comment l’innovation pourra-t-elle contribuer au progrès social ?

La feuille de route de l’entrepreneuriat social doit-elle être à l’image de la multinationale IBM ? conforme à celle donnée par Jean-Marc Guesné, directeur d’Ashoka France ? ou bien plus proche du modèle prôné par Emmanuel Faber, PDG de Danone ?

Emmanuel Faber, PDG de Danone

IBM

Jean-Marc Guesné, Ashoka France

L’entrepreneuriat social trouve sa place là où les gouvernements, le secteur public et les ONG ont échoué. Pour autant, sa feuille de route ne semble pas stipuler qu’il sera totalement désintéressé. Après le greenwashing pour le bio, l’ethical-washing pour les marques, nous dirigeons-nous vers une forme de « paradis de l’esbroufe » de l’entrepreneuriat social ? Les porteurs de projets du secteur privé renonceront-ils à l’idée que ce nouvel eldorado leur rapporte de l’argent ? ou l’objectif de rentabilité prendra-t-il le dessus ? Ces questions préfigurent l’entrepreneuriat social de demain.

Quand l'ONU se prend pour une entreprise...

Le problème se posera-t-il de la même façon aux quatre coins du monde ? Depuis que le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan a appelé en 2000 à se rassembler autour des dix principes reconnus par le Global Compact, la privatisation de l’aide s’est généralisée. Le Global Compact des Nations unies est ainsi devenu la plus importante plateforme d’engagement volontaire et d’action collective regroupant plus de 12 000 participants dans 170 pays, dont 80 réseaux locaux dans le monde qui assurent une relation de proximité avec les participants et une mobilisation nationale. Le Global Compact France en est le deuxième réseau avec 1 200 entreprises et organisations.

Quand co-construction rime avec hybridation

Après l’éloge de la biodiversité, l’écovariété des modèles est érigée aujourd’hui en pollinisateur de croissance éthique. Que les approches de la mondialisation soient coopératives, contributives, collaboratives ou décroissantes, elles nourrissent de nouvelles pratiques au sein des industries dites traditionnelles.

Concernant la cocréation, qui a été popularisée en 2004 par Prahalad et qui est actuellement très en vogue, elle s’inscrit, selon Olivia Verger-Lisicki, responsable Business Inclusif à IMS-Entreprendre pour la cité, « dans la montée des logiques collaboratives, des alliances nouvelles pour résoudre des enjeux complexes et déployer des innovations créatrices de valeur (durable et partagée) ». Certes, mais jusqu’à quel point ? Les entrepreneurs sociaux parviendront-ils à garantir la possibilité à tout un chacun d’accéder à l’ensemble des biens et services, à une vie sociale et culturelle, à l’éducation, aux soins ou à un accompagnement adapté pour les plus vulnérables ?

Les profonds changements qui secouent notre monde réclament une refondation des économies.

Nicholas Stern, économiste(« Better Growth, Better Climate », 2014)

TechForGood, mais GoodForQui ?

Depuis plusieurs années, on nous promet un futur connecté. Le progrès nous rapprocherait les uns des autres et nous permettrait en outre de nous connecter à des centrales d’achat géantes afin de consommer toujours davantage. Mais est-ce vraiment pour le bien commun ?

Le “Tech for Good Summit” […] nous offre l’occasion de nous interroger collectivement : comment donner plus de sens encore à nos innovations pour les rendre utiles non seulement à nos clients mais à la société toute entière ?

Jean-Laurent Bonnafé, administrateur, directeur général de BNP Paribas(LinkedIn, « Face aux enjeux à venir, la technologie détient une grande part des solutions », mai 2018)

Est-ce vraiment « good » d’ubériser des secteurs comme celui des VTC ou celui de la vente de biens culturels ? N’est-ce pas surtout « good » pour les plateformes d’achat en ligne et leurs investisseurs ?

Les géants du web ont sans doute un rôle à jouer dans le développement d’une technologie au service du bien commun et dans la protection des données. Mais certains se parent peut-être des valeurs républicaines pour nous vendre de l’innovation sociale à toutes les sauces entrepreneuriales. Néanmoins, ne nous méprenons pas : certaines plateformes portent aussi une vision innovante qui peut servir l’intérêt général.

À l’aube de la loi Pacte qui prévoit de créer un nouveau statut pour des entreprises néolibérales souhaitant remplir des missions sociétales, on peut légitimement se demander comment ces entreprises parviendront à limiter leur lucrativité, à garantir une gestion désintéressée et à assurer une gouvernance démocratique. La loi Pacte sera-t-elle moins rigoureuse que les règles ordonnées par le statut ESUS  ? Cette question suscite beaucoup d’inquiétude dans le secteur de l’ESS.

Il est important de conserver la distinction entre, d'une part, une PME qui va se donner une mission d'intérêt général, et, d'autre part, les entreprises de l'ESS dont le cœur de l'activité est d'avoir un impact positif sur l'environnement et la société.

Hugues Sibille, président du Labo de l'ESS(Novethic, « La loi Pacte questionne l'économie sociale et solidaire sur ses fondements et ses bonnes pratiques », avril 2018)

Quand les lignes entre entreprises classiques et entreprises de l’ESS se brouillent, quand la rentabilité contamine la déontologie, se pose la question de savoir si la gouvernance des entreprises et l’intérêt général vont de pair.

Il y a des entreprises classiques excessivement sociales et des entreprises de l’ESS qui ne le sont pas du tout.

Olivier de Guerre, spécialiste du financement de l’économie sociale et solidaire(Novethic, « Loi Pacte : les entreprises de l'économie sociale et solidaire pas prêtes à partager leurs avantages », mars 2018)

Les Gafam, accélérateurs de mobilisation

Dans l’effervescence de nos vies, s’engager pour la société civile peut sembler compliqué. Nous limitons souvent l’engagement citoyen à trois formes : le vote, les dons aux associations et le bénévolat.

Les réseaux sociaux sont devenus d’excellents vecteurs d’information. Ils proposent des outils puissants et attractifs offrant des potentialités remarquables pour favoriser l’engagement. Guillaume Bonnet, fondateur de L’Accélérateur de mobilisation, les décrit comme les points de départ de l’engagement dans la société civile.

Le monde numérique et les réseaux sociaux représentent un vecteur de mobilisation avec un très grand potentiel. Cela dit, réussir une campagne sur Twitter et Facebook n’est pas une fin en soi mais un outil.

Guillaume Bonnet, fondateur de L’Accélérateur de mobilisation(Rencontres de la communication solidaire, « La solidarité, un business comme un autre ? », décembre 2017)

Du crowdfunding au simple « like » sur Facebook, en passant par le bénévolat 3.0 pour la signature d’une pétition en ligne, les technologies au service de l’engagement ont révolutionné notre manière d’être citoyens.

Les Gafam nuisent gravement à l'éthique

Le digital, plein de bonnes intentions, a aussi des effets pervers. En effet, le monde de l’économie numérique, dominé par les Gafam, se construit à travers le marché des données personnelles en vue de ciblages publicitaires. Les algorithmes sont devenus un marché fructueux, et la mainmise des Gafam sur le marché publicitaire alimente désormais un « capitalisme de surveillance » dénoncé par le réseau SPIM.

Ce n’est donc pas anodin si une résistance à l’agression publicitaire existe aujourd’hui. Cette veille a contribué à la prise de conscience de la société civile qui a amené notamment Change.org à modifier la donne concernant les données de ses utilisateurs.

On a changé notre modèle pour être plus transparent. Beaucoup de gens sont suspicieux au sujet de leurs données personnelles. […] C’est à nous, acteurs, d’être le plus transparent possible. Ce n’est pas l’apanage des entreprises mais de tout le monde. L’enjeu : redonner de la confiance au gens.

Sarah Durieux, directrice exécutive de Change.org(Rencontres de la communication solidaire, « La solidarité, un business comme un autre ? », décembre 2017)

Après les nombreux scandales liés à l’exploitation de données personnelles, l’Union européenne, soucieuse de mieux protéger ses citoyens, a mis en place de nouveaux mécanismes de protection. Le Règlement européen sur la Protection des données est entré en vigueur le 25 mai 2018. Cette nouvelle réglementation devrait conduire à un web plus vertueux.