C’est aujourd’hui un énorme secteur. Certains l’appellent “l’industrie de l’aide”. Nous savons que cela représente au moins 25 milliards d’euros par an. Évidemment, d’un point de vue commercial, il y a de l’argent à faire et, pour cette industrie, une nouvelle efficacité à prouver.

Ben Parkerdirecteur jusqu’en 2013 du bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) en Syrie et en Afrique de l’Est

Chronique d’une soumission annoncée ?

La volonté de faciliter les relations entre les associations et le secteur privé a nécessité la création d’organismes qui abordent cette question. Admical, association créée en 1979 pour développer le mécénat d’entreprise, a notamment établi une charte éthique afin de garantir des rapports équilibrés.

Dans l’émission de BFM, “La tendance philanthropique”, Charlotte Dekoker, alors déléguée générale adjointe chez Admical, parle de l’augmentation du mécénat d’entreprise, de l’implication des PME par rapport aux problématiques sociétales et de la dynamique de coopération qu’elle peut susciter.

https://www.youtube.com/watch?v=RjiwHFrDNsU

Cohérence, transparence, pertinence : les fondamentaux

Chaque ONG a sa propre définition de l’éthique d’un partenariat et l’appuie sur trois piliers, en fonction de ses priorités : la cohérence, la transparence et la pertinence. Pour celles qui tentent la coconstruction, leur indépendance est controversée ; les autres, considérées comme plus radicales, entretiennent des rapports de force avec les multinationales.

La cohérence d’un partenariat se fonde sur l’adéquation entre les valeurs portées par l’association et l’activité de l’entreprise.
La transparence est garantie par l’information et l’adhésion des membres et des partenaires de l’ONG.
La pertinence s’évalue en tenant compte des dimensions géographiques, thématiques et des catégories de bénéficiaires. Les moyens d’actions humains, financiers, techniques et matériels doivent correspondre aux objectifs pour une relation équilibrée et durable.

Nombreux sont les exemples de tentative de coconstruction du projet d’intérêt général. Certaines ONG ont tenté l’expérience avec plus ou moins de succès. Le bilan, positif à certains égards, laisse parfois un goût amer…

WWF

 

WWF sélectionne ses partenaires selon leur domaine d’activité et en présente une liste exhaustive. Il exclut les pétroliers et les marchands de canons, mais pas les bétonneurs ni les forestiers. La transparence est donc assurée mais, au vu des dits partenaires, cohérence et pertinence sont sujettes à caution. Quand l’opinion et les pouvoirs publics contestent la politique d’une entreprise, est-il opportun que l’ONG maintienne les relations qu’elle entretient avec elle, au risque d’être suspectée d’inféodation ? Comment peut-elle respecter son mandat dans ces conditions ?

Greenpeace

 

Greenpeace refuse les subventions d’État et les contributions d’entreprises car elle veut “garder une entière liberté de parole et d’action en tous lieux et en toutes circonstances”. Sa priorité est l’indépendance. Cependant, le nombre de chefs d’entreprise, donateurs ou soutiens actifs à titre particulier, interroge leur degré d’influence et le greenwashing dont ils tirent parti.

Sea Shepherd

 

Sea Shepherd, plutôt pirate que corsaire, accepte tous les donateurs, tout en conservant une totale autonomie d’action. “Aucun financement d’aucune sorte, quelle que soit sa forme, son montant ou son origine, ne peut être assorti d’une ligne de conduite imposée à l’organisation ou à des contraintes/limites stratégiques et/ou à des politiques de fonctionnement.” Véritable actrice et garante du respect des lois contrôlant l’exploitation maritime, l’ONG n’hésite pas à appuyer opérationnellement les garde-côtes. Seul son mandat compte.

La coconstruction en question

L’intérêt général est-il le même pour chaque partenaire ? Chacun en a-t-il la même vision ?
Parfois, l’objectif humanitaire ou environnemental de l’ONG correspond à une problématique stratégique de l’entreprise.

Quand Oxfam demande à Unilever de lui ouvrir les portes d’une de ses usines au Viêtnam, la multinationale y voit l’opportunité stratégique de maîtriser à long terme les risques (et les coûts correspondants) dans sa chaîne d’approvisionnement. Et Oxfam trouve un moyen de faire progresser une entreprise, qui emploie plus de 171 000 personnes dans le monde, sur le terrain de sa responsabilité sociétale.

L’enquête sur les conditions de travail chez ce géant de l’agroalimentaire, menée par Oxfam entre 2011 et 2012, a alerté l’opinion publique sur une situation gênante. Salaires trop bas, heures supplémentaires illégales, managers ignorant le code de conduite d’Unilever… les pratiques contestables ne manquaient pas.

Cette prise de conscience a conduit à des progrès significatifs. Oxfam a incité la multinationale à redéfinir ses pratiques en contribuant, par exemple, à l’amélioration des conditions de vie des petits agriculteurs. Lauréate du palmarès Oxfam 2016 “La face cachée des marques”, Unilever bénéficie du retour sur investissement de ce partenariat, même si d’autres ONG (Amnesty international, par exemple) continuent de dénoncer les agissements de l’entreprise.

Les “start-up” de l’humanitaire

Des relations commerciales fructueuses entre entreprises prestataires de services et ONG locales ou internationales contribuent à leur développement réciproque.

En mai 2016, au Salon des solidarités, Ambrelia, un courtier d’assurances, et Alima, une ONG du secteur médical, détaillent les termes de leur collaboration. Chacun y trouve des intérêts : le premier, pour valoriser son image, s’enrichir au contact des valeurs portées par l’association, ainsi que pour élargir ses compétences et ses activités ; la seconde, pour répondre à ses besoins spécifiques, tels que le financement, les apports en matériel ou encore la logistique.

Les intérêts de l’ONG et du courtier se retrouvent sur le terrain de l’intérêt général. Celui-ci est déterminé avec les bénéficiaires locaux, et concerne des projets précis. Néanmoins, dans ce type d’association, Alima risque d’être perçue comme le faire-valoir de l’entreprise.

https://www.youtube.com/watch?v=LrDmIpFYimI

Un mariage raté

Les intérêts particuliers de l’entreprise, ses objectifs de croissance, peuvent induire des pratiques contraires aux valeurs d’intérêt général prônées par l’ONG. Un partenariat sera alors difficilement pérenne. Le mariage raté d’Amnesty international et de Casino en témoigne.

En 2003, Amnesty noue un partenariat avec le groupe Casino. “Nous souhaitions aller plus loin en nous engageant avec un acteur de la société civile, car celle-ci est désormais partie prenante de l’équilibre économique global”, déclare Jacques-Édouard Charret, alors directeur général adjoint de Casino.

Cet accord est affranchi de tout aspect financier. Amnesty va participer à la formation des acheteurs, accompagner les équipes qui réalisent des audits sociaux dans les usines. Elle va également mettre en place une veille et des indicateurs pertinents pour évaluer les pays sensibles et les zones de conflit.

“C’est Casino qui a pris l’initiative. Après avoir étudié sa démarche et en avoir informé nos militants, nous avons saisi l’occasion qui nous était donnée de faire passer notre message sur le respect des droits humains”, explique Francis Perrin, à l’époque président d’Amnesty international France. À ceux qui doutent de la compatibilité d’une société capitaliste contrainte par les lois du marché et d’une ONG de défense des droits humains, Francis Perrin rétorque : “Le fait de vouloir dialoguer avec les entreprises n’est pas une révolution pour Amnesty. Nous le faisons avec les États depuis l’origine, sans que nos capacités critiques en soient émoussées.”

L’ONG persuade Casino de ne pas vendre les diamants provenant de zones de conflit. Mais, au bout de six ans, lasse de ne pouvoir obtenir l’adoption d’une charte éthique par Casino, elle met fin à l’aventure.

Jacques Viers, responsable des acteurs économiques et des droits humains à Amnesty international France, explique : “Depuis, nous n’avons plus noué de partenariats. Nous donnons des avis aux entreprises qui nous le demandent mais nous n’attendons plus rien d’un dialogue direct avec les acteurs économiques qui violent les droits humains. […] Nous pensons que le respect des droits humains par les entreprises passe par davantage de régulation en France et dans le monde et c’est là notre priorité.”

Faute de réussir à persuader son partenaire de modifier ses pratiques dans le respect de l’intérêt général, l’ONG revient à un plaidoyer destiné aux États pour qu’une contrainte publique impose le respect des droits humains aux entreprises.

Plaidoyer et collecte, un grand écart périlleux

Entre plaidoyer et collecte, les ONG se sont un peu égarées en route, calquant leur communication et leurs pratiques de marketing sur les standards de l’entreprise marchande.

Devenues pour certaines des multinationales tentaculaires, les ONG élargissent leurs domaines de compétences, leurs zones d’intervention et augmentent le nombre de leurs salariés. Des salariés recrutés dorénavant pour leur “expertise métier” comme dans une entreprise.

Les nouvelles technologies ont été adoptées (numérique, réseaux sociaux) et les ONG, communiquant en termes publicitaires, sont plus souvent amenées à vendre leur cause qu’à la défendre.

https://www.youtube.com/watch?v=gx8ubvUcaRI

Malgré le côté séduisant de partenariats avec des entreprises, la profonde différence de raison d’être et de moyens entraîne les ONG dans des logiques de développement en désaccord avec leurs valeurs. Leurs dirigeants sont bien souvent issus des mêmes grandes écoles que les cadres des entreprises, ce qui favorise l’influence du business model.

Le public, qui ne maîtrise pas les statuts et le fonctionnement associatifs, reçoit des messages contradictoires véhiculés par les médias.

Cette image de multinationale opaque ne risque-t-elle pas, à terme, d’être néfaste à la collecte de fonds réalisée par les ONG, principale garante de l’indépendance de celles-ci ?

Prises dans un certain nombre de contradictions intrinsèques à leur fonctionnement, les ONG sont-elles en mesure de changer de paradigme sur ce sujet ?

https://www.youtube.com/watch?v=77RvjLsm5Xs

Éthique en chantier

Ces dernières années, divers cadres contractuels organisent le mécénat d’entreprise, qui progresse au sein de l’économie sociale et solidaire (ESS). Les ONG liées aux entreprises doivent-elles avoir le même statut que celles qui sont autonomes ?

Les modalités de partenariat et de coconstruction avec les ONG induisent encore des divergences de fond sur les finalités recherchées par chaque acteur. Les partenariats gagneraient à plus de transparence en recourant à des mesures concrètes d’évaluation d’impact social relatives à l’intérêt général. De plus, la constitution de comités d’éthique au sein des ONG, totalement indépendants du cœur d’activité et de la gouvernance, limiterait les contradictions. 

La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) leur permet d’entraîner les associations dans leur logique de retour sur investissement et dans leur conception de “l’expertise et de l’agilité”. Elle est mise en avant pour promouvoir les actions des entreprises auprès du grand public, pour remporter l’adhésion de leurs propres salariés et pour légitimer leur engagement social et solidaire auprès de leur partenaire associatif.

À contrario, les articles de loi qui présentent des obligations pour les entreprises sont combattus par le Medef, une opposition qui ne joue pas en faveur de celles-ci.

Les ONG, de leur côté, ont toujours du mal à gérer leurs discordances internes entre plaidoyer et collecte. La recherche d’efficacité les a conduites à recruter des profils “formatés” à l’économie marchande pour leurs services marketing et communication. Des dissonances entre la finalité idéologique recherchée et les moyens publicitaires utilisés en résultent.

Si aujourd’hui certaines ONG souhaitent marquer leur différence de philosophie par rapport aux entreprises marchandes et retrouver une forme d’indépendance financière, elles se doivent aussi d’être plus cohérentes dans leur fonctionnement et dans le choix de leurs soutiens.

Avec leur capacité à fournir des moyens rapidement, les entreprises demeurent des partenaires indispensables pour des ONG qui ont besoin de “flexibilité” dans leur fonctionnement.

Le contexte économique évolutif génère une multiplicité de points de vue, et l’éthique se construit au même rythme que les partenariats. Chaque ONG choisit des partenaires en fonction de ses propres intérêts et valeurs. Cela se fera-t-il au détriment de l’intérêt général ?