Mouvements protéiformes : du final au global

La désintermédiation de la vie publique française entraîne sa désintégration et remet le citoyen au cœur de la vie politique. Elle l’exhorte à reprendre le contrôle afin non seulement de rassembler, mais aussi de remporter des victoires bien concrètes.

Se réinventer, mais comment ?

« La lutte pour le climat est un défi qui touche chaque citoyen, quel que soit sa catégorie socio-professionnelle »

Thibault LACONDEIngénieur et blogueur Membre du comité scientifique CSF

« Le principe des mobilisations citoyennes, rappelle Cécile Duflot présidente de Oxfam France, c’est la vie du corps social. Soit le corps social trouve les moyens de s’exprimer et il utilise ses canaux ; soit il est dans un moment où, de manière collective, il n’a plus trouvé les moyens de s’exprimer par les canaux classiques, et il invente (…) avec une intelligence fulgurante. »

Les mobilisations citoyennes d’aujourd’hui se développent en dehors des cadres institués, et selon des mouvements protéiformes décentralisés. Ils se caractérisent également par la pluralité et la diversité des revendications, où chaque individu aurait un rôle à jouer dans un ensemble. Pour Mathieu Labonne du mouvement Colibris, cette dynamique est inédite : « Précédemment, il y avait la tentation de se rassembler pour porter un projet commun. Mais ça ne marche pas très bien parce que chaque mouvement a sa raison d’être. Plutôt que de faire ça, on travaille beaucoup plus en mode « archipel », on crée des ponts avec les autres associations. On ne converge plus vers un projet commun, mais vers un champ lexical avec des valeurs d’écologie et de solidarité. C’est quelque chose de nouveau, de plus décentralisé. Comme dans une symphonie où tout le monde peut jouer sa partition. »

Tous ces mouvements soutiennent le renouveau démocratique de manière plurielle, allant de regroupements largement rassembleurs à des formes d’activisme plus radicales et transgressives.

« Arrête de niquer ta mer » est l’un des nombreux slogans qu’on a pu lire lors de la « Marche pour le climat » du 16 mars 2019, qui a réuni 350 000 personnes en France. La cause du climat rassemble avec succès et de façon transversale. 

https://www.youtube.com/watch?v=RknnEK63Prs

"Black Blocs : de Macron au capitalisme, les raisons de la colère" (Libération.fr) En savoir plus

Mais un fort taux de participation suffit-il à remporter la victoire ? Pour l’instant, l’impact politique de ces mobilisations reste faible, même si des effets concrets commencent à émerger, telle la prise de conscience de l’urgence climatique, récemment en Angleterre.

Pour tenter de changer véritablement la donne, certains courants privilégient des formes d’action plus violentes. Très médiatisés depuis les manifestations dans le sillage des gilets jaunes, les Black Blocs s’inscrivent dans une pure logique de rapport de forces : violence citoyenne contre violence d’Etat.

Pour Nicolas Casaux, co-fondateur de Deep Green Resistance France, l’agressivité est synonyme de survie, et le recours à la violence se justifie quand il s’agit de mettre fin à une violence encore plus grande. L’idée est de mener « la guerre écologique décisive ».

Avec un mode d’action radical et transgressif, les Femen, comme les Pussy Riot, vont délibérément à l’encontre de la norme et de la loi, avec la ferme intention de choquer non seulement les représentants du pouvoir patriarcal, mais aussi la société tout entière. Dignes héritières de l’agit-prop dont elles réactualisent le mode opératoire, elles utilisent leur corps dénudé comme médium d’expression transmettant leurs revendications, l’espace public devenant quant à lui un théâtre.

Leurs actions coup de poing frappent un public friand d’images choc et de nudité. La mise en scène dure rarement plus de quelques minutes, interrompue par l’arrivée des forces de police et suivie de l’arrestation des activistes. Mais le mal est fait, ou le bien. L’action a eu lieu, et les vidéos spectaculaires inondent déjà les réseaux sociaux et les médias traditionnels.

Vers une lutte globale ?

Anne-Marie Laulan, professeure honoraire des universités, pose une question essentielle pour comprendre l’émergence des mouvements protéiformes actuels : « Comment se fait-il que, tous les 50 ans, il y ait des mouvements de contestations citoyennes ? » Elle propose une explication : « Il y a des temps de latences et de germinations, puis des temps où la coupe déborde (…). Je pense que c’est ce qui se passe actuellement sous le nom des gilets jaunes, et qui reprend ce qui s’est passé, par exemple en Espagne, avec les Indignados. »

Le mouvement des gilets jaunes s’est répandu comme une traînée de poudre à travers la France périurbaine, après des coups de gueule sur Internet faisant suite à l’annonce de la hausse de la TICPE, prévue pour le 1er janvier 2019. Des revendications des laissés-pour-compte à celles d’une grande partie de la population réclamant plus de justice fiscale, le mouvement a agrégé rapidement différentes causes sociales et politiques. Aujourd’hui, ce mouvement, insaisissable et sans hiérarchie identifiable parce que décentralisé, demeure actif après plus de six mois de protestations. Il arrive à rassembler toutes les semaines, de façon spontanée et indépendante, au-delà des tentatives de récupération politique et cela, malgré le retrait de la taxe, les mesures annoncées par le gouvernement et l’organisation d’un grand débat national mené tambour battant.

Devant un tel mouvement, la question de l’alliance des revendications reste posée. Le 16 mars 2019, on a pu voir une esquisse de la convergence des luttes où les trois marches programmées, gilets jaunes, « Marche du siècle » et « Marche des solidarités contre le racisme d’Etat et les violences policières » ont été annoncées lors d’une conférence de presse commune. Il semble cependant que cette martingale, qui renvoie à Mai 68, reste pour l’heure un horizon inaccessible.

Dès lors, quel type de lutte mènera à la recomposition du paysage de la mobilisation ? Par son ampleur, sa capacité à rassembler et à transformer le virtuel en réel, #metoo est peut-être une ébauche du futur de la mobilisation globale à l’échelle de la planète : le 5 octobre 2017, l’affaire Weinstein éclabousse Hollywood. Grâce à Twitter, le hashtag #metoo atteint une viralité mondiale. De nombreuses célébrités l’ont en effet relayé, dont Alyssa Milano avec un post partagé des millions de fois par des internautes, célèbres ou pas.

https://www.youtube.com/watch?v=_iaWpHfmnh4

Cécile Duflot, aujourd’hui à la tête d’Oxfam France, parie sur la capacité des mobilisations à se réinventer en permanence. Selon elle, nous vivons une période d’adaptation qui peut nous amener à réussir ce changement d’échelle des luttes, précisément avec la problématique du climat et de la défense de l’environnement : « Les réseaux sociaux ont bouleversé la capacité d’organisation. On peut faire du collectif et du proche à une distance géographique très éloignée. Cette capacité à tisser du lien sur les réseaux sociaux pour ensuite se rencontrer physiquement est une particularité de l’ère numérique dans laquelle on vit. Les mobilisations citoyennes, c’est aussi cette capacité à ne pas faire les choses tout seul, mais collectivement. Aujourd’hui, l’urgence climatique constitue un défi considérable pour tous, auquel seule une mobilisation mondiale peut répondre : la mobilisation des terriens. Et ça, c’est passionnant. En tout cas, c’est un peu notre seule chance de nous en sortir collectivement. La planète peut vivre sans nous, mais nous, on ne peut pas vivre sans cette planète ». 

https://www.youtube.com/watch?v=fbB-5wuXMUM

Dans une ère où la mobilisation est en pleine mutation, la cause de l’environnement apparaît comme la mère de toutes les luttes, comme celle qui contiendrait la solution aux problèmes auxquels le citoyen, rapporté à l’échelle de la planète, est confronté. Cette phase de désintégration doit nécessairement ouvrir la voie à une recomposition.

Après l’effondrement des modèles anciens de luttes sociales, quel sera le nouvel ordre mondial ? L’environnement pourrait bien représenter une nouvelle voie, un bien commun que nous devons impérativement protéger collectivement.

Chap. 1

Entre le peuple et L’État, autopsie d’un trou noir

Chap. 2

Les leviers d’action : entre mobilisation et engagement

Chap. 3

Vers l’ubérisation citoyenne

Chap. 4

Mouvements proteiformes : du final au global