Entre le peuple et L’État, autopsie d'un trou noir

Alors que les représentations politiques sont rejetées, les syndicats délaissés, les ONG et les médias accusés de collusion avec le pouvoir, quels choix s’offrent aux citoyens ?

Les ONG éclipsées ?

En août 2018, la démission inattendue de Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, provoque une très forte mobilisation citoyenne autour de la thématique du climat. Les initiatives collectives et populaires s’enchaînent jusqu’à « La marche du siècle » qui rassemble plus de 350 000 personnes en France, le 16 mars 2019.

Cet enthousiasme populaire prend de court certaines organisations non gouvernementales, il refléterait un manque de proximité avec les citoyens, ce que révélait déjà un sondage Harris Interactive pour CSF publié en 2017.

Ainsi, aux Rencontres de la communication solidaire de décembre 2017, Jean-François Riffaud, directeur de la communication à Action contre la faim, observait une tendance croissante : « Les ONG sont perçues comme des institutions qui ne défendent que des intérêts personnels. »

« Puisque le sujet du climat se résout en partie à l’échelle individuelle, quel est le rôle des ONG maintenant ? »

Thibault LACONDE, ingénieur et blogueurMembre du comité scientifique CSF

Le monde des ONG est vaste et leurs champs d’intervention sont nombreux ; dans ce contexte, il leur est difficile de se faire entendre et d’exister. Considérées comme plus pragmatiques que les partis politiques, les ONG s’institutionnalisent de plus en plus, tout en développant des discours formatés. Pour l’instant, le public semble avoir du mal à y trouver son espace d’expression.
Portées par la participation et l’engouement des activistes et des adhérents, les ONG doivent-elles adopter une nouvelle forme de militantisme ?

Une partie de la réponse réside peut-être dans l’initiative dite   « L’affaire du siècle », médiatisée à l’automne 2018 et portée par quatre ONG françaises. Greenpeace, Oxfam France, Notre affaire à tous et la Fondation pour la nature et l’homme choisissent la voie judiciaire et portent plainte contre l’État inspirées par la victoire de l’association hollandaise Urgenda en 2015. Une quarantaine d’autres structures, dont la Fondation Abbé-Pierre, l’association L214, le syndicat Solidaires, soutiennent ce recours français auprès des tribunaux. Leurs expertises individuelles légitiment une action collective d’envergure. C’est sans doute là le vrai poids des ONG.

ONG le désamour ?

Depuis plusieurs années, le travail des ONG est critiqué. Choqué par la dérive de certaines campagnes ou indifférent aux actions éloignées des préoccupations locales et quotidiennes, le public est devenu méfiant. Selon un sondage Harris Interactive réalisé en 2016 pour CSF, 1 Français sur 3 déplore la violence des images ou des situations présentées dans certaines campagnes.
Pour capter l’attention du public, les ONG n’ont pas le choix : elles doivent modifier leurs stratégies de communication.

Julie LASNE, publicitaire, activiste et éthologue défend l’idée d’ une communication à 360° :

https://www.youtube.com/watch?v=ip6eikL3Xqo

Enjeux

Comme le souligne la journaliste Béatrice Madeline dans Le Monde du 6 mai 2019, les ONG qui ciblaient autrefois plutôt les Etats et les gouvernements visent aujourd’hui les entreprises pour les contraindre à changer leurs pratiques. Celles-ci sont bien plus sensibles aux enjeux d’image et de réputation : « Les entreprises les plus importantes peuvent influer sur tout un secteur », confirme Sabine Gagnier, chargée de plaidoyer chez Amnesty International. Mais, pour Nicolas Vercken, directeur de campagnes et de plaidoyer chez Oxfam France,  « clairement, notre objectif reste d’obtenir de la régulation politique pour aboutir à des effets systématiques et obligatoires ».

Les syndicats : en voie d'extinction ?

Le 17 novembre 2018, une journée de blocage national est prévue pour protester contre la hausse du prix des carburants (TICPE). Mouvement spontané, de protestation et de mobilisation, décentralisé et apolitique. Cette première journée de manifestation rassemblera plus de 287 000 manifestants dans toute la France, avec en signe de ralliement le port d’un gilet jaune (dans la lignée des bonnets rouges opposés à l’écotaxe en 2013). Le mouvement s’organise sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, et s’amplifie via ces nouveaux canaux.

https://www.youtube.com/watch?v=XLrRMQfZZ5Q

« Déjà en 1968, la question se posait de savoir comment le mouvement syndical pouvait rassembler les forces populaires, sur quel programme s’engager et s’assurer que l’on ne volerait pas au peuple sa victoire »

note le philosophe Jacques BidetL’Humanité, décembre 2018

Les sujets sociaux et sociétaux alimentent les revendications sur les ronds-points. Autrefois défendus par les syndicats, ils sont désormais repris et débattus par les citoyens. L’absence des premiers dans les cortèges témoigne de la singularité inédite du mouvement « gilet jaune ».

Dans Marianne du 3 mai 2019 le journaliste Anthony Cortès revient sur le 1er mai 2019 à Paris et le passage éclair de Philippe Martinez.” Exfiltré par son service d’ordre, d’abord en raison des gaz lacrymogènes, le représentant syndical a essuyé bon nombre d’insultes lors de son évacuation, comme le rapporte Le Monde : « Avance, avance ! Syndicat de merde ! », lui aurait-on lancé. Une défiance qui éloigne un peu plus une éventuelle convergence des luttes pourtant tant espérée par certains cadres syndicaux locaux.”

En avril 2016, Nuit debout prend forme, avant le vote de la loi Travail en août 2016. Il attire de nombreux citoyens, réunis sur les places pour débattre. Ce sera leur mode d’action, plutôt que le rapport de force. Néanmoins, on peut se demander si une convergence avec la lutte syndicale aurait donné une autre dimension à ce mouvement.

Pour Jean-Claude Mailly, alors secrétaire général de FO, « les termes abordés par le mouvement Nuit debout dépassent la question syndicale et salariale du retrait de la loi. Nous, on reste concentrés là-dessus pour l’instant ».

Les sociologues Alexandra Bidet et Manuel Boutet commentent l’élargissement des débats : « Parmi les actions initiées sur la place de la République, à Paris, on compte le soutien de piquets de grève et d’autres mobilisations en lien avec des syndicats. Les prises de parole de syndicalistes sur la place ont été souvent très appréciées. » France Info, Hugo Cailloux, 31 mars 2017.

Pour François Ruffin, un des initiateurs de Nuit debout, la convergence avec les syndicats est une évidence : « Deux forces qui luttent pour la même chose doivent lutter ensemble. » Le Monde, 27 avril 2016.

Des syndicats en ruine ?

En France, un malaise profond affecte les relations entre les syndicats et les salariés. Selon une étude du Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof) réalisée en mai 2018, 53 % des salariés estiment que ces organisations sont trop politisées, 28 % qu’elles sont trop loin des réalités économiques, et 1 salarié sur 5 se déclare déçu par les résultats des mobilisations organisées par les syndicats.
Les chiffres de l’OCDE placent la France au dernier rang des pays d’Europe en nombre d’adhérents à un syndicat.

53

des salariés estiment que ces organisations sont trop politisées

28

qu’elles sont trop loin des réalités économiques

1

se déclarent déçus par les résultats des mobilisations organisées par les syndicats
https://www.youtube.com/watch?v=9VZx-ZmtVXw

A son tour, le journaliste Jean-Michel Dumay souligne dans Le Monde Diplomatique (mai 2019), le succès du mouvement des gilets jaunes au regard de l’échec des actions
syndicales : «  Une mobilisation plutôt radicale, et efficace. : 10 milliards d’euros lâchés par le gouvernement au bout d’un mois ! Et sans l’aide des syndicats ! Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir mobilisé des troupes : en 2016 contre la loi Travail, en 2017 contre les ordonnances Macron et en 2018 à la SNCF. »

Les citoyens se réapproprient l’organisation, la communication et la diffusion de leurs rassemblements, le peuple aspire à une démocratie directe.

« Les gilets jaunes ont inventé une nouvelle pratique politique, décentralisée, fondée sur l’initiative locale, sur une circulation horizontale, sur le refus de délégations, et pourtant capable de conduire une action à l’échelle nationale. »

Jacques BidetL’Humanité, décembre 2018

Implosion politique et médiatique ?

Baromètre de la confiance dans les médias En savoir plus

La plupart des médias traditionnels qui font l’opinion ont épuisé leur modèle économique. Financièrement à bout de souffle, ils sont progressivement rachetés par des grands groupes.

A tort ou à raison, l’opinion publique les accuse de collusion, leur ligne éditoriale est souvent sujette à caution en raison de possibles intérêts industriels et financiers. Des critiques similaires sont dirigées vers le service public télé et radio, suspecté d’être trop complaisant avec le pouvoir en place.

Dans un contexte de crise sociale, les indicateurs du 32e Baromètre de la confiance dans les médias (réalisé par le groupe Kantar pour La Croix en janvier 2019) sont en berne. Près de 70 % des sondés jugent que les journalistes ne sont pas indépendants, et la confiance envers les différents médias est au plus bas.

Jean-Marie Charon, sociologue des médias, analyse ainsi, dans le contexte des mobilisations Gilets Jaunes :
« Le public engagé dans ce mouvement social, issu majoritairement des couches populaires, s’informe davantage par la télévision et les réseaux sociaux, et a un rapport à l’information très marqué par l’insatisfaction, le doute et la perte de confiance. (…) Nous sommes face à des catégories sociales pour lesquelles les ressources collectives ont beaucoup diminué, que ce soit les syndicats, les partis politiques, la famille, les religions etc . Et les médias sont devenus la principale ressource. (…)Il y a donc une hypersensibilité au fait de se sentir bien représenté dans les médias ». Et de conclure : «  Le sentiment que les médias, lorsqu’ils déforment, se trompent ou ne sont pas en phase avec la réalité, nous fragilise. »

Politique le désaveu

Lassitude, morosité, méfiance, c’est ce qui ressort d’une enquête du Cevipof recherches lorsqu’on interroge les Français sur leur état d’esprit vis-à-vis des politiques ces dix dernières années.

Chiffres Elections Présidentielles et Législatives En savoir plus

Quelques évènements politiques récents ont aggravé cette crise de confiance entre les citoyens et les politiques :

  • l’élection présidentielle de 2002, le FN au second tour.
  • le « non » au référendum sur la Constitution européenne de 2005, contredit en 2007 par le traité de Lisbonne, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
  • l’effondrement des taux de participation aux 19 scrutins électoraux entre 2007 et 2017.
  • le triplement du nombre de bulletins blancs ou nuls au cours de la même période.
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Paradoxe

En politique, si la confiance est la valeur cardinale, le taux d’abstention aux élections est le baromètre de l’engagement des citoyens dans la vie politique de leur pays.
Et si l’intérêt des Français est bien réel, la méfiance et le dégoût dominent largement les esprits. Perçus comme indifférents et corrompus à 74 %, les responsables politiques, de gauche comme de droite, sont rejetés à 61 % (selon le baromètre SciencePo/Cevipof  janvier 2019).

Marie-Noëlle LIENEMANN, sénatrice de Paris souligne toutefois un paradoxe

https://www.youtube.com/watch?v=oW18Z0OI-mE

Nouvelle démocratie ?

Tous ces indicateurs prouvent que le citoyen ne se reconnaît plus dans la représentation démocratique propre à la Ve République. En dix ans, 85 % des personnes interrogées ont considéré que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’elles.
Rien d’étonnant, donc, à ce que les citoyens s’en détournent au profit de formes de démocratie directe ou participative. La prise de décision politique et le renforcement de la participation des citoyens doivent être le fondement de l’exercice du pouvoir.

Les pays occidentaux devraient reconnaître qu'ils sont aussi des apprentis en démocratie (Le Monde.fr) En savoir plus

« La démocratie participative tend à corriger la démocratie représentative par la mise en œuvre de processus démocratiques directs comme le référendum et les projets d’initiative populaire. Elle nécessite aussi plus d’implication des citoyens dans la chose publique. Elle est enfin liée à l’idée d’association à la délibération, ce qui « oblige le pouvoir à s’expliquer, à rendre des comptes et à informer. »

Pierre ROSANVALLONhistorien et sociologue Le Monde 6 mai 2009

Le mouvement Colibris, association de projets d’initiative populaire, est créé en 2007 sous l’impulsion de Pierre RABHI. Elle soutient les projets Oasis fondés sur cinq leviers de changements individuels et collectifs.

Les régies de quartier constituent un autre exemple, de politique alternative en zone urbaine. Elles élaborent leur projet économique, politique et social grâce à une volonté partagée des habitants, des élus des collectivités, des acteurs socio-économiques et des bailleurs sociaux.

La voix et l'œil

Dans un long entretien au magazine ZADIG en mars 2019, Pierre Rosanvallon, reprenant les théories du Britannique Jeremy Bentham (philosophe du droit du XVIIIe siècle), rappelle qu’en démocratie il y a deux grands organes : la voix et l’œil.
Il précise :

« La voix, c’est le bulletin de vote, mais aussi la protestation dans une manifestation, dans une pétition. Mais il y a aussi l’œil sur les pouvoirs (…) et pour cela il faudrait multiplier les institutions dédiées à ces fonctions démocratiques d’évaluation, de surveillance, de révision des comptes, d’enquêtes (….) et les disperser dans la société comme c’est le cas des instituts universitaires d’évaluation des politiques publiques. Le vote est intermittent alors que l’œil peut être ouvert en permanence ».

La mobilisation citoyenne représente-t-elle l’avenir ? Oui, mais elle ne peut pas être le seul moyen d’action selon Audrey PULVAR. Pour atteindre un cap politique clair et ambitieux, c’est un combat de tous à tout moment. Elle l’explique :

https://www.youtube.com/watch?v=eLMC4VlUIMw

Chap. 1

Entre le peuple et L’État, autopsie d’un trou noir

Chap. 2

Les leviers d’action : entre mobilisation et engagement

Chap. 3

Vers l’ubérisation citoyenne

Chap. 4

Mouvements proteiformes : du final au global