Les leviers d'action : entre mobilisation et engagement

Les mots d’ordre des syndicats du siècle passé ont fait place à une marée de hashtags, de tweets et de likes collant à la tendance du jour, lancés sur la Toile par une foule de militants solitaires. Le hashtag est-il devenu l’alpha et l’omega de la mobilisation au XXIe siècle ? Comment mobiliser aujourd’hui ?

La nouvelle donne des réseaux sociaux

Du pavé à la poussette

Depuis Mai 68, on a le sentiment d’être passé du pavé à la poussette, d’avoir perdu en force et en intensité militantes ce qu’on a gagné en nombre : la quantité contre la qualité. L’arrivée des réseaux sociaux a accéléré la diffusion des informations via les forums collectifs, inédits jusqu’ici.

Devant l’émergence de ces nouvelles mobilisations, comme Marie-Noëlle Lienemann, ancienne ministre et sénatrice de Paris, on peut se poser la question : comment faisait-on avant ?

https://www.youtube.com/watch?v=1o6YmL_Sxtc

L’arrivée des réseaux sociaux a eu un effet très puissant sur les mobilisations citoyennes, tout en les fragilisant

« Les réseaux sociaux donnent l’impression d’une éruption plus spontanée et plus diversifiée en shuntant ces canaux plus structurés, plus habituels qu’étaient le monde associatif, syndical et politique », et Marie-Noëlle Lienemann de poursuivre : « Est-ce un bien, est-ce un mal ? En tout cas ce qui est clair, c’est que cela a élargi le champ des motivés, des gens qui sont capables de se mettre en mouvement et d’échanger sur le fond. Les réseaux sociaux donnent l’impression d’une image des mobilisations plus dispersée, plus autonome de chaque individu, moins collective. Il en découle une impression d’éphémère et de moins solide.  »

A un véritable engagement a succédé un sentiment démocratique fort, résume Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des mouvements écologistes et environnementaux et des ONG, avec « mille et une manières spontanées de se sentir citoyen au XXIe siècle. »

L’arrivée des réseaux sociaux a eu un effet très puissant sur les mobilisations citoyennes, tout en les fragilisant. L’universitaire américaine, Zeynep Tufekci, a étudié les protestations et les mouvements sociaux qui secouent la planète. L’autrice de Twitter and Tear Gas : the Power and Fragility of Networked Protest, observe qu’Internet facilite l’organisation des révolutions sociales, mais en compromet la victoire. Et de prendre pour exemple la différence entre d’une part la foule réunie autour de Martin Luther King, en 1963, lors de son discours « I have a dream », après plusieurs années de lutte pour les droits civiques et d’autre part les marches d’Occupy Wall Street écloses en 2011.

Le miméographe ou miméo est un duplicateur à pochoir qui permet des impressions papier à bas coût en nombre relativement limité.

Zeynep Tufekci explique, à propos de Martin Luther King : « On ne voit pas juste une manifestation, on n’entend pas seulement un puissant discours, on y voit aussi le travail consciencieux à long terme. Contrairement aux marches d’Occupy qui ont été organisées en deux semaines, on voit du mécontentement mais on ne voit pas vraiment les dents qui peuvent mordre sur le long terme. » Et l’universitaire d’en déduire : « Les mouvements d’aujourd’hui se créent rapidement, sans la base organisationnelle qui pourra les aider à surmonter les obstacles. Ils se sentent un peu comme des start-up qui ont grandi d’un coup sans savoir quoi faire par la suite. Ils réussissent peu souvent à changer de tactique parce qu’ils n’ont pas la profondeur de capacité pour croître à travers ces transitions. La magie n’est pas dans le miméographe mais dans la capacité à travailler ensemble, à penser ensemble collectivement. Tout ça n’a pu se faire qu’avec du temps et beaucoup de travail. »

Le secret d’une mobilisation réussie réside dans l’aptitude à confronter des idées, à négocier collectivement afin de parvenir à un consensus.

Cependant, Internet a créé un nouveau militantisme passif, parfois appelé slacktivisme « activisme paresseux », qui, par son accessibilité et sa puissance, mène dans le meilleur des cas à une prise de conscience, provoquant à terme le basculement de l’opinion publique.

Du like à l’activisme

Le temps court de l’émotion et le temps long de l'engagement s'opposent-ils nécessairement ?

Pour autant, peut-on changer le monde avec un like ou un pouce bleu ?

Pour Audrey Pulvar, journaliste, activiste et présidente d’African Pattern « la mobilisation citoyenne est plus compliquée qu’un like ou un hashtag. C’est bien de relayer sur les réseaux sociaux mais à un moment donné il faut se lever de son canapé. Marcher, discuter, partager et se battre pour convaincre. » Eric Dacheux, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, surenchérit : « Les réseaux sociaux sont des espaces de discussion, mais pas des espaces publics. Il n’y a d’espace public que quand il y a cette dimension physique et cet engagement au sens du corps. »

Le temps court de l’émotion, en mode virtuel, et le temps long de l’engagement, en mode physique, s’opposent-ils nécessairement ?

Les réseaux sociaux ne peuvent pas être envisagés isolément. Eric Dacheux, professeur des universités en sciences de l’information et communication, souligne qu’ : « il y a une confluence médiatique et une porosité entre les réseaux sociaux et les médias traditionnels. »

https://www.youtube.com/watch?v=9VZx-ZmtVXw

Le combat de l’association L214 contre les conditions indignes d’élevage des animaux destinés à la consommation, a modifié les comportements de la grande distribution : celle-ci s’est engagée à arrêter l’élevage en batteries des poules pondeuses d’ici à 2025. Ces victoires résultent d’un travail d’expertise, proche de celui du lanceur d’alerte, relayé par les médias traditionnels, qui, à travers l’agitation sur les réseaux sociaux, ont vite senti l’intérêt grandissant du public pour cette cause. Ainsi, la mobilisation citoyenne a pu s’enclencher : « On est très actif sur les réseaux sociaux. Il y a 700 000 personnes sur notre page, qu’on incite à agir sur nos actions express, précise la co-fondatrice de l’association Brigitte Gothière. On a organisé une communication solidaire dans les villes avec un réseau de cinquante groupes locaux avec des actions de rue, des happenings, des stands d’information afin de montrer que chacun d’entre nous peut agir. »

Elle détaille les mécanismes qui ont permis à l’association de se faire connaître et de peser sur l’opinion : « Au début, on distribuait des tracts dans la rue, les gens ne nous croyaient pas. Ça n’existe pas en France ! On a dû apporter des preuves. »

Et Brigitte Gothière d’insister : « Ces preuves sont cachées, on ne peut pas rentrer dans un abattoir. La force des mots est terriblement inférieure. Avec les images, les gens ont pu réaliser la souffrance des animaux. Il n’y avait plus de questions. Tout l’intérêt pour nous était d’ancrer dans le réel. On informe avec des vidéos, on fait de l’éducation à l’attention des enseignants et avec d’autres actions on invite les citoyens à nous rejoindre. C’est ça, la mobilisation citoyenne. Chacun d’entre nous est une force. »

Ici, un exemple de victoire citoyenne d’un groupe d’habitants des Trois-Cités à Poitiers avec la création d’un centre de santé

Aujourd'hui les moyens d'action se sont démultipliés, il faut les coordonner

Aujourd’hui les moyens d’action se sont démultipliés, il faut les coordonner. Pour sa part, Julie Lasne, publicitaire, activiste et ethologue, évoque la nécessité d’une action à 360° qui, empruntant la terminologie au marketing, s’inscrit dans une action globale : « Même si la manifestation de rue reste importante, celle qui fonctionne aujourd’hui c’est la manifestation in situ, par exemple une manifestation contre la chasse à courre, vous la faites en plein Rambouillet pendant une chasse à courre, c’est une sorte de e-action, on va se servir des réseaux sociaux et de toutes les parties prenantes, pour amener des faits et des preuves, de l’information pour lutter contre la désinformation et faire des e-boycotts. Grâce aux réseaux sociaux et à la mobilisation citoyenne, c’est la fin de l’impunité des intouchables, des puissants, des politiques, du non-droit. »

Des méthodes pour vaincre et convaincre

Un arsenal de méthodes qui forment une boîte à outils révolutionnaire bien fournie

Le citoyen d’aujourd’hui balance entre mobilisation et engagement. Rompu aux réseaux sociaux, il vient de vivre une décennie rythmée par les protestations, les conflits internationaux et il est exposé à de nouveaux modèles d’activités de résistance : la désobéissance civile, le lancement d’alerte et le hacktivisme.

Pour ne pas se limiter à une mobilisation de surface, il peut s’appuyer sur des méthodes qui approfondissent, sur le long terme, son engagement. Diverses et nombreuses, elles puisent souvent dans une littérature de résistance citoyenne : du fameux manifeste Désobéissance civile du philosophe et poète naturaliste Henry David Thoreau, publié en 1849, au best-seller de Stéphane Hessel Indignez-vous ! (2010), en passant par des manuels très pratiques d’action non violente et d’organisation collective.

https://www.youtube.com/watch?v=Z3ZcWFqRSvo

L'Alliance Citoyenne En savoir plus

Les théories de l’action non-violente et de la désobéissance civile jalonnent le XXe siècle. Un arsenal de méthodes qui forment une boîte à outils révolutionnaire bien fournie. Le sociologue américain Saul Alinsky a théorisé le Community Organizing (en français l’organisation collective), dans Rules for Radicals. La méthode Alinsky se résume à une idée simple : par un patient travail de terrain et d’actions non-violentes, en utilisant l’humour et la ruse, les communautés des quartiers pauvres peuvent s’organiser pour remporter des victoires sur le capitalisme et vivre mieux. Barack Obama est un lecteur assidu de Saul Alinsky. En France, l’ouvrage qui circulait depuis les années 1970 sous le titre de Manuel de l’animateur social, a été réédité sous des titres plus accrocheurs : Comment être radical ?, en 2012, puis Radicaux, réveillez-vous !, en 2017. La France insoumise s’est inspirée de cette stratégie lors de la dernière élection présidentielle. Des alliances citoyennes se sont par exemple créées à Grenoble, pour renforcer la capacité d’action et de sensibilisation des habitants de différents quartiers.

Gene Sharp donne des clés pour lutter contre un pouvoir dictatorial

Dans cette filiation ont émergé des sites Internet récents comme Organisez-vous ou l’Accélérateur de la mobilisation. Ces versions très « start-up nation » fournissent des kit de mobilisation proposant des éléments de langage, des outils, des tactiques destinés aux ONG qui peinent à rassembler.

Le chercheur américain Gene Sharp expose une méthode plus politique dans From Dictatorship to Democracy publié en 1994, traduit en plus de trente langues et en accès libre. Il prône l’action non-violente et donne des clés pour lutter contre un pouvoir dictatorial. Il a permis au mouvement étudiant serbe OTPOR ! de destituer le dirigeant Slobodan Milosevic, après dix ans de luttes. A la suite de cette victoire, les leaders du groupe ont fondé à Belgrade, CANVAS (Center for Applied Nonviolent Action and Strategies), une agence de conseil en techniques de résistance non-violentes qui a conseillé et formé à son tour, les jeunes révolutionnaires du Printemps arabes en Tunisie et en Egypte en 2011, dans les rangs desquels ont circulé les ouvrages de Sharp.

En 2011, le documentaire « How to Start a Revolution » a exploré l’influence des travaux de Gene Sharp.

https://www.youtube.com/watch?v=CVqgde1We8E

De formations pratiques à la désobéissance civile non-violente

Ces méthodes d’action non-violente comme les « révolutions de couleur » ou encore l’action du financier milliardaire américain d’origine hongroise George Soros et son grand projet d’émancipation démocratique servi par le système philanthropique de l’Open Society Foundations, ont, selon Nicolas Cazaux, co-fondateur de Deep Green Resistance France, eu pour conséquence de transférer les populations dans la nasse des puissances économiques et philanthropiques du monde occidental capitaliste : « Les pays de l’ex-Yougoslavie, analyse Cazaux, sont autant de fausses démocraties capitalistes, au même titre que la France et les États-Unis. Là-bas comme ailleurs, on vit sous le joug de l’idéologie du « développement », du mythe du progrès et de l’industrialisme. » Pour cet écologiste partisan des méthodes violentes, ces révolutions font in fine passer les populations d’un joug à un autre.

George Soros En savoir plus

Enfin, des stages pratiques d’une journée de formation à la désobéissance civile non-violente sont organisés par Extinction Rebellion, créé en octobre 2018, à Londres. Tout récemment, cette association a remporté une belle victoire : après deux semaines d’occupation dans la capitale britannique et un millier d’arrestations, le Parlement a décrété « l’urgence climatique ».

Chap. 1

Entre le peuple et L’État, autopsie d’un trou noir

Chap. 2

Les leviers d’action : entre mobilisation et engagement

Chap. 3

Vers l’ubérisation citoyenne

Chap. 4

Mouvements proteiformes : du final au global