Robert Ménard « La médiatisation est notre seule force face à ceux qui assujettissent leur peuple »
Après des études de philosophie, Robert Ménard est devenu journaliste à la fin des années 70. Il a travaillé dans la presse écrite puis à la radio. Il a fondé Reporters sans frontières en 1985 alors que plusieurs journalistes étaient détenus en otage au Liban.
Depuis, l’association s’est implantée dans le monde entier : elle compte des représentants dans plus de 130 pays. Robert Ménard en est le secrétaire général depuis 1990. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la liberté de la presse. Il a reçu en 2005 au nom de Reporters sans frontières le prix Sakharov décerné par le Parlement européen.
Communication Sans Frontières :
Vous êtes fondateur de Reporters sans frontières. Pouvez-vous nous rappeler brièvement les missions de l’association ?
Robert Ménard :
Le mandat de Reporters sans frontières est de défendre la liberté de la presse partout dans le monde. Cela signifie soutenir les journalistes et collaborateurs des médias persécutés pour avoir exercé leur métier, lutter pour faire reculer la censure, y compris sur le front législatif, venir en aide, grâce à des bourses, aux journalistes emprisonnés ou leur famille, aux médias et organisations en difficulté. Nous agissons également pour améliorer la sécurité des journalistes, en particulier dans les zones de conflit.
CSF :
RSF dénonce régulièrement les exactions contre les journalistes, les atteintes à la liberté de la presse dans le monde. Pouvez-vous nous dire quelle est globalement la situation aujourd’hui ?
RM :
Elle est mauvaise. Les chiffres le montrent : 2005 a été l’année la plus meurtrière depuis 10 ans, avec au moins 63 journalistes et 5 collaborateurs des médias tués dans le monde. En outre, plus de 1 300 professionnels de la presse ont été menacés ou agressés. Et l’année 2006 s’avère encore plus noire : 70 personnes sont, à ce jour, mortes pour avoir voulu nous informer.
CSF :
Le grand public connaît essentiellement RSF sous l’angle de la lutte pour la libération des journalistes pris en otages et les plaidoyers pour la défense de ceux ou celles qui sont emprisonnés, réduits au silence mais aussi tués. Pourquoi ne pas communiquer sur vos autres missions ?
RM :
Nous nous y efforçons de plus en plus. Il est vrai que nous parvenons davantage à mobiliser les médias et attirer l’attention du grand public quand nous sommes confrontés à des situations exceptionnelles ou lors de nos deux rendez-vous annuels (la Journée internationale de la liberté de la presse le 3 mai et la Journée de soutien aux journalistes emprisonnés en novembre). Et bien entendu, les cas liés à la France trouvent plus facilement écho que ceux se déroulant dans des pays qui nous sont plus éloignés.Mais nous tentons de mettre en avant nos actions directes, des gestes lisibles, comme l’octroi de bourses d’assistance ou l’accompagnement des journalistes réfugiés. Nous essayons aussi de souligner notre travail d’ordre plus structurel, tel l’appui aux gouvernements prêts à réformer leur code de la presse.
CSF :
Le fait de défendre principalement (voire exclusivement ?) le statut des journalistes dans le monde amène certains de vos détracteurs à dire que vous êtes une association corporatiste qui ne se soucie guère de ceux qui n’ont pas de carte de presse. Quelle est votre position à ce sujet ?
RM :
Tout d’abord, nous ne défendons pas seulement les titulaires de la carte de presse pour une simple raison : ce critère n’a pas de sens. Ainsi, dans certains pays, elle n’est accordée qu’aux journalistes officiels. Par exemple, pour la Chine, nous ne nous préoccupons absolument pas de cet élément ; nous nous posons uniquement la question de savoir si oui, ou non, il s’agit d’une atteinte au droit à l’information.Plus généralement, nous ne saurions être une organisation corporatiste car nous ne nous soucions pas des conditions salariales ni matérielles des journalistes. Nous croyons simplement que l’exercice libre du métier de journaliste est indispensable à une vraie démocratie.
Il me faut enfin rappeler que la liberté de la presse est un droit fondamental inscrit dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est l’affaire de tous, pas seulement des journalistes, et je suis persuadé que ce sentiment est désormais largement partagé. D’ailleurs, plus de la moitié de nos adhérents ne sont pas des professionnels de la presse.
CSF :
Pour compléter les arguments de vos détracteurs, il est reproché régulièrement à RSF l’origine de ses fonds américains, les changements de caps stratégiques (du journalisme alternatif au tiers-mondisme et enfin les Droits de l’Homme). Si vous vous êtes largement expliqué sur ces questions, comment les analysez-vous aujourd’hui ?
RM :
Reporters n’a pas d’indignation sélective, nous ne cessons de le répéter. Je crois donc que certaines de ces critiques traduisent une relative méconnaissance de nos actions et de nos prises de position. Il nous est par exemple régulièrement reproché de ne nous attaquer qu’aux pays « en développement » et de ne jamais dénoncer les atteintes à la liberté de la presse dans nos démocraties occidentales. C’est totalement faux, il suffit de lire les nombreux communiqués et rapports que nous avons publiés sur les journalistes que les Etats-Unis emprisonnent ou de reprendre les déclarations qui traduisent notre inquiétude quant au respect de la protection des sources.Par ailleurs, ces débats montrent que notre message est de plus en plus entendu et nos actions efficaces. Comme nous les croyons justes, nous nous appliquons à les poursuivre, sans concession ni compromis.
CSF :
Quelle est votre analyse sur la santé de la presse dans notre pays et dans le monde ?
RM :
Nous sommes préoccupés. Nous avons cru naïvement que la chute du mur de Berlin ouvrirait la voie à l’instauration générale d’une liberté de la presse pérenne. Or d’autres écueils sont apparus : ainsi, la lutte contre le terrorisme, que je ne saurais bien évidemment critiquer et dont je ne remets pas en cause la nécessité, est porteuse d’abus et de dérives qui nous inquiètent. Ceux-ci expliquent qu’aujourd’hui, les voyants sont au rouge dans de nombreux pays.Quant à la France, mentionnons tout d’abord qu’elle est l’une des nations où, évidemment, la liberté de la presse est globalement respectée. Reste que le pays est plutôt mal classé pour divers motifs : la législation y est l’une des plus rétrogrades de l’Union européenne, certaines charges contre la confidentialité des sources y ont été constatées et les journalistes sont encore sujets à des actes de violence sporadiques, de la part de militants d’extrême droite ou en Corse.
CSF :
De grands groupes industriels (Dassault, Lagardère, Bolloré, Pinault par exemple) sont propriétaires de médias. Que vous inspire cette situation ?
RM :
Il faut être vigilant. Mais le véritable problème en France est le manque de fonds propres, qui entraîne des crises comme celle que traverse Libération. Les médias ont besoin de moyens plus importants, il est nécessaire de construire de grands groupes de presse.
CSF :
Quels types de relation entretenez-vous avec les organisations humanitaires et de solidarité internationale ?
RM :
J’entretiens des rapports d’amitié personnelle avec certains responsables et des liens d’affection avec les gens qui se battent sur des champs proches du nôtre. Nous sommes aussi susceptibles de nous entraider et de collaborer, en particulier au moment des grandes crises.
CSF :
Etes-vous engagé dans d’autres combats que ceux qui vous mobilisent à Reporters sans frontières ?
RM :
Non, je me consacre exclusivement à Reporters sans frontières et à ma famille.
CSF :
Pensez-vous que la surmédiatisation est en train de devenir le seul outil d’information et de communication apte à modifier les comportements et soutenir les actions de la société civile ?
RM :
Le pari même de Reporters sans frontières est fondé sur le pouvoir de la médiatisation. Celle-ci est notre seule force face à ceux qui assujettissent leur peuple. Néanmoins, le fait qu’elle soit notre unique arme ne nous empêche pas, bien sûr, d’avoir conscience des perversions.
CSF :
Qu’est ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
RM :
Savoir que des enfants, ailleurs, naissent avec un million moins de chances que les miens de mener une vie digne.
CSF :
Et ce qui vous satisfait ?
RM :
Me dire que ce que nous faisons permet à des hommes et des femmes de recouvrer la liberté.
Propos recueillis par Georges Paul.
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