François Grünewald « Il y a un défi éthique d’une grande gravité pour les ONG, qui abusent encore trop souvent de la fibre larmoyante »
Ingénieur en sciences agronomiques, spécialisation en économie rurale avec une expérience de plus de 25 ans dans des projets de développement, d’urgence et de remise en état après les catastrophes en Afrique, Europe Centrale, Amérique centrale et Asie, François Grünewald a travaillé pour des ONG, des organisations des Nations Unies et le CICR.
Actuellement il préside le Groupe URD (Urgence-Réhabilitation-Développement), institut indépendant de recherche, d’évaluation, de production méthodologique et de formation, où il a participé à la mise en œuvre de projets majeurs, comme le Projet Qualité) (http://www.qualityproject.org), l’Étude Globale sur la participation et la consultation des populations touchées dans l’action humanitaire. (www.globalstudyparticipation.org), le projet « villes en guerre et guerres en ville », etc. François Grünewald est professeur associé et directeur d’un programme de master en affaires humanitaires à l’Université de Paris XII. Il est membre de la « Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme ». Ancien président de la Commission « Crises » du HCCI, François Grünewald a eu dans le domaine de l’évaluation des fonctions importantes : team leader de la mission d’évaluation inter-agence sur la réponse à la crise de l’Afrique de l’Est (Somalie, Kenya, Ethiopie) ; team leader de la mission d’évaluation de la réponse de l’état français à la crise du Tsunamiteam leader de la mission d’évaluation du partenariat ECHO-CICR; numéro 2 de la mission d’évaluation de la DG ECHO pour le compte du Parlement européen et le Conseil des Ministres de l’Union
Communication Sans Frontières :
Vous dirigez le centre Urgence Réhabilitation et Développement depuis 10 ans. Pouvez-vous nous expliquer l’activité de l’URD et ses principales missions ?
François Grünewald
Le cœur de cible du Groupe URD est le « cycle de l’apprentissage » : extraire les leçons du terrain via la recherche et l’évaluation, la capitalisation de cette expérience via la publication et les colloques, la production d’outils et de méthodes (le COMPAS Qualité par exemple –www.compasqualite.com-), la formation des acteurs (tant du nord que du sud) et enfin un travail de lobby sur des thématiques identifiés au cours des travaux de terrain.
CSF :
Vous travaillez notamment sur le lien entre urgence et développement. Estimez-vous que toute action humanitaire d’urgence ne puisse être menée correctement sans cette réflexion préalable du développement sur le long terme ?
FG :
Nous pensons que l’action d’urgence ou l’intervention dans des contextes de conflit durable ne doivent pas faire l’impasse sur ce qui se passera « après elle », et en tout cas pas sur les impacts négatifs potentiels qu’elles peuvent induire. C’est là la phase incompressible de la responsabilité des acteurs dans une perspective de lien urgence-développement. Après, selon le mandat spécifique de chaque agence, se fixeront les limites de l’engagement dans la durée.
CSF :
Qu’entendez-vous par phase de transition entre urgence et développement ? Comment se caractérise-t-elle ?
FG :
L’accord de paix n’est pas la paix et la fin des grandes canonnades n’est pas nécessairement l’arrêt du conflit. Des périodes plus ou moins longues existent. L’aide d’urgence est celle qui se lie à un pas de temps « court » : Ne sont urgentes que des choses qui puissent être faites rapidement.
CSF :
Vous avez-vous-même participé pendant près de 25 ans à de très nombreuses missions pour diverses ONG et organisations internationales, avez- vous été confronté à cette problématique de polarisation de l’aide entre l’urgence et le développement ?
FG :
Oui, du Cambodge des années 80 où s’est mis en place la première grande opération de post-paix post guerre froide, à l’Abkhasie, pays de conflit gelé depuis plus de 15 ans, en passant par l’Afghanistan, les Grands Lacs, etc. Ce type de situation est on ne peut plus classique.
CSF :
Pensez-vous que les ONG puissent réellement agir sur le développement d’une population, d’une zone, sur le long terme ?
FG :
Oui, les évaluations montrent que quand les ONG prennent les bonnes méthodes, les bonnes personnes, les bons moyens et surtout les bons « pas de temps », elles peuvent avoir un impact très positif pour permettre à une zone et aux populations qui y vivent de sortir des ornières.
CSF :
L’URD a créé une méthode d’évaluation des projets appelé le Compas Qualité. Pouvez-vous nous décrire cette méthode et ses modalités d’interventions ? S’applique-t-elle à toutes les ONG et organisations internationales ?
FG :
Le COMPAS Qualité est une méthode d’assurance qualité, qui s’appuie sur plusieurs grands principes : tout d’abord, la nécessité d’avoir un référentiel qualité complet et ancré sur les besoins des populations : ce référentiel qualité, la rose des vents du COMPAS, qui comporte des critères de résultat, d’impact, de processus et de structure, est à la fois très complet et très simple. Ensuite, il a fallu imaginer une démarche qualité « par la question » plutôt que par la prescription : il a fallu pour cela identifier pendant trois ans sur le terrain les points critiques sur lesquels les humanitaires achoppent fréquemment et les « baliser » par des batteries de questions. Enfin, il a été nécessaire de décliner l’outil autour des deux piliers classiques toute démarche d’assurance qualité : la gestion du cycle de projet et la mise en place de démarches évaluatives.
CSF :
Ne pensez-vous pas qu’il est « dangereux » de trop professionnaliser le monde de l’humanitaire et de le cadrer ainsi ?
FG :
Opposer professionnalisme et militantisme est à mon avis une erreur. Les deux sont nécessaires : militantisme sans professionnalisme peut conduire à des erreurs tragiques. Professionnalisme sans militantisme vide l’action d’une des parties fondamentales de son sens.
CSF :
La part des fonds accordée par les appels d’offres des bailleurs est nettement plus importante pour les actions d’urgence que pour les actions de développement ou pour les crises oubliées. Comment voyez-vous l’avenir de ce type d’actions. Quels sont les moyens d’agir des ONG ?
FG :
Il y a un enjeu fondamental d’éducation des « donateurs », mais il y a aussi un défi éthique d’une grande gravité pour les ONG, qui abusent encore trop souvent de la fibre larmoyante.
CSF :
La médiatisation de certaines crises humanitaires ne joue t’elle pas un rôle dans cette répartition des fonds, comme nous l’avons vu avec le Tsunami, et l’intérêt moindre porté aux actions de développement ?
FG :
Certes, il est plus facile de vendre des « gros ventres », des blessés, que des programmes sur l’environnement, la responsabilisation citoyenne des sans castes, où même le très à la mode « microcrédit ». Les journalistes portent une lourde responsabilité dans ces distorsions d’images, mais les ONG, et notamment celles qui font gérer leur communication à but de recherche de financement par des agences de communication, devront un jour répondre des dérives de cette pratique.
CSF :
Les grandes crises amènent de plus en plus d’acteurs différents sur le terrain : militaires, civils armés (comme en Irak), sociétés privées, organisations internationales… et les humanitaires ne sont plus seuls pour venir en aide aux populations. Cette mixité et confusion des genres ne risque t’elle pas de nuire à la légitimité des ONG ?
FG :
Nous avons été en 1998 parmi les premiers à décrire cette situation, notamment suite à nos recherches sur les Balkans. Nous avons continué à souligner les dangers des mélanges de genre et des « porosités » trop importantes. En même temps, nous avons clairement rappelé que les différentes catégories d’acteurs sont maintenant bien présentes sur les terrains de crise, et qu’il importe de préciser les règles du jeu. Pour cela, des efforts de dialogue, de clarification des mandats, de réflexion sur les espaces de dialogue, etc., sont nécessaires, avec des positions claires, mais aussi une grande intelligence des situations.
CSF :
Que pensez-vous des collectifs d’ONG qui se créent pour certains conflits comme le Collectif « Urgence Darfour » ? Il est souvent reproché aux acteurs humanitaires de ne pas suffisamment se concerter pour optimiser leurs interventions ; ces collectifs apportent-ils une solution nouvelle efficace à la gestion des crises humanitaires ?
FG :
Le jeu collectif est souvent nécessaire, mais pas suffisant. La coordination est essentielle, afin de limiter les risques de duplication, de laisser se développer de grands besoins non couverts, de créer des incohérences insupportables. La coordination n’est néanmoins pas la mise en ordre, l’imposition d’une approche, la négation de la « biodiversité ». Les collectifs comme « Urgence-Darfour » sont plus des outils de lobby que des instruments de coordination. Si le lobby peut être essentiel, il faut faire attention à la gesticulation et au risque de se faire récupérer politiquement.
CSF :
Peuvent-ils fonctionner pour des actions de développement ?
FG :
Des exercices forts de plaidoyer existent depuis longtemps sur les enjeux de développement : questions de genre, accès à l’éducation pour tous, souveraineté alimentaire, préservation de l’environnement, etc. Ceci ce fait à deux niveaux : lobby envers les acteurs politiques, éducation au développement envers le grand public.
CSF :
Ces collectifs permettent-ils une meilleure communication sur la crise, une plus grande médiatisation ?
FG :
Certes, on peut avoir une plus grande visibilité du problème, mais aussi de nombreux filtres déformants. La médiatisation, c’est comme le chocolat, c’est bon, mais il ne faut pas en abuser…
CSF :
Peut-on encore parler d’indépendance des ONG et de droit d’ingérence ?
FG :
Oui, il est important de parler et de préserver l’indépendance des ONG. Cette dernières est fortement mise à mal par les nouvelles pratiques des bailleurs de fonds institutionnels, qui gère de plus en plus l’accès des ONG à des financements par le biais d’appels d’offres et d’appels à proposition qui tendent à instrumentaliser les ONG. A côté de cela, l’opérationnalisation du Droit d’Ingérence s’est trouvé confrontée à la faiblesse du concept, face à un DIH qui instruit le droit des victimes à recevoir de l’aide et énonce, par l’article 1 commun aux 4Conventions de Genève de 1949, que les parties signataires de ces conventions doivent « respecter et faire respecter » ce DIH. Ce DIH rencontre de nombreuses difficultés pour son application, mais on ne résout pas ça en voulant remplacer du « droit positif » par de la « soft law ».
CSF :
Vous étiez le directeur de l’étude Globale sur la participation et la consultation des populations touchées dans l’action humanitaire. Quelles en ont été les principales conclusions ? Va-t-on vers une meilleure implication des populations cibles lors des missions des associations ?
FG :
On est encore bien loin de l’établissement des relations idéales qu’il s’agirait de mettre en place avec les populations affectées par les crises. Parfois, l’arrogance des acteurs du Nord porteurs de leurs savoirs et dotés de leurs grosses voitures 4X4 est terrible. Parfois, il s’agit d’un problème de temps ou de ressources humaines, avec des bailleurs qui ne facilitent pas ces dispositifs qui prennent toujours un peu plus de temps (la confiance ça se créée). Donner la parole aux « populations » conduit souvent à l’ouverture de « boites à Pandore » qui demandent une grande flexibilité dans la réponse ; les procédures des bailleurs face à cela sont hélas de plus en plus inflexibles…
CSF :
Qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
FG :
La bêtise, l’arrogance, l’intolérance et l’injustice.
CSF :
Et ce qui vous satisfait le plus ?
FG :
Avoir monté en 10 ans une équipe de plus de 15 personnes qui booste, qui produit, qui est maintenant bien reconnue dans le milieu international (sans doute plus à l’extérieur de la France qu’en France même). Faire vivre l’un des rares instituts de recherche sur l’humanitaire et les crises qui a fait le pas de la cohérence dans une petite planète bien fragile : Dans notre centre drômois, dans une zone belle mais fragile, nous sommes en solaire avec complément de chauffage en bois déchiqueté ; nous avons fait de gros investissements pour la récupération des eaux de pluies ; nous avons installé des toilettes sèches, nous assurons un recyclage partiel. Nous créons de l’emploi et contribuons à la fois à la création des idées et des méthodes et à la dynamisation de la petite commune rurale qui nous a accueilli avec beaucoup de gentille.
Propos recueillis par Sandrine Tabard