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Rony Brauman : « On attend des journalistes qu’ils nous informent, pas qu’ils communiquent ».
Rony Brauman est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Après avoir travaillé plusieurs années comme médecin sur le terrain, il est devenu président de MSF en 1982 et a occupé ce poste jusqu’en 1994.
Il est actuellement directeur d’études à la Fondation Médecins Sans Frontières, professeur associé à l’IEP Paris et directeur du « Humanitarian and Conflict Response Institute » (HCRI), Université de Manchester (GB). Il est chroniqueur pour le magazine trimestriel Alternatives Internationales.
Communication Sans Frontières :
Vous intervenez sur plusieurs fronts ; professeur, essayiste, responsable de MSF. Pouvez-vous nous dire comment vous vous définiriez vous-même ?
Rony Brauman :
Je suis un praticien de l’aide humanitaire qui s’intéresse aux bases théoriques de cette action.
CSF :
Vous êtes une personnalité très médiatique de l’action humanitaire, est-ce par choix ou par obligation ?
RB :
En devenant président de MSF (en 1982), je suis devenu un porte-parole de l’association. J’avais déjà fait l’expérience de débats et controverses publics, lors de la polémique sur l’aide au Cambodge en 1979-1980. Cette première irruption dans le débat contradictoire m’avait plu, notamment parce qu’en de telles circonstances, on doit argumenter ses positions, autrement dit les confronter à des choix différents, voire contraires, et donc s’expliquer. J’ai un goût prononcé pour les idées, lorsqu’elles se rapportent à l’action en cours. Ce sont en fait les circonstances et ce penchant personnel qui m’ont peu à peu conduit à devenir un personnage public dans certaines situations. J’interviens pour l’essentiel dans des contextes de crises spécifiques en rapport avec l’aide internationale (et, à l’occasion, au sujet du conflit israélo-palestinien) parce que cela continue de me passionner et que mes positions intéressent une partie des médias.
CSF :
En regardant dans le rétroviseur, comment voyez-vous l’action des humanitaires par le prisme des médias depuis ces 30 dernières années?
RB :
Je ne sais pas répondre à cette question car la relation entre action humanitaire et médias est à considérer en situation, pas dans l’abstraction des concepts et des principes. L’humanitaire est une notion à tiroirs, les pratiques de l’aide ont changé, le fonctionnement des médias s’est transformé, de même que l’environnement politique dans lequel tout cela prend place. Le spectacle de l’aide revêt des formes différentes de ce qu’il était il y a trente ou quarante ans mais il continue de faire recette. L’aide elle-même apparaît comme un engagement pour une « cause » et attire de nombreux jeunes, ses acteurs se montrent dans les médias, ils s’expliquent parfois. A ce niveau de généralités, les choses ont peu changé, contrairement à ce que l’on entend souvent au sein des ONG. C’est dans les détails, là où se cache le diable, que les choses se passent. Il serait intéressant de comparer les discours des humanitaires sur le Biafra et sur le Darfour, par exemple, ou les briefings de communication produits par des ONG dans les années 1980 et aujourd’hui, ou encore ce qu’Internet a changé dans les pratiques de communication etc.
CSF:
Comment imaginez-vous la relation média et humanitaire dans les années qui viennent ?
RB :
Personne n’en sait rien, puisque c’est le futur. Cela dit, les supports de communication changent et ces changements retentissent certainement sur le contenu des discours mais ne les transforment pas radicalement. Comme tout le monde, les humanitaires ajustent leurs méthodes mais leurs raisons d’être (au pluriel!) demeurent. Twitter, Daily Motion et Facebook sont de nouveaux outils, qui ont certes leur logique, comme tous les outils, mais l’action et les positions d’une organisation humanitaire n’en dépendent pas.
Dans ce domaine comme dans d’autres, je pense qu’il faut se garder d’élaborer des scénarios du futur, qui ont l’inconvénient d’être toujours démentis. Il faut privilégier la souplesse et la réactivité au présent plutôt que faire des plans stratégiques, parce que ces derniers entravent les réponses circonstancielles, qui sont l’un des ressorts primordiaux de l’action humanitaire.
J’ajoute que l’on attend des journalistes qu’ils nous informent, pas qu’ils communiquent. Ils ne sont pas là pour relayer notre action, mais pour rendre compte de ce qui se passe. Confondre les deux, c’est verser dans la propagande.
CSF :
Est-ce que vous pensez que votre théorie de la médiatisation des crises fondée sur la pureté des victimes, le robinet à images, la non concurrence entre une crise et une autre et l’intervention d’un médiateur, soit toujours d’actualité ?
RB :
Ce bricolage théorique ne se rapporte qu’aux événements ultra-médiatisés, c’est-à-dire ceux qui font l’ouverture à répétition des journaux télévisés. Dans ce cadre-là, oui, je crois que mon analyse fonctionne. Le Darfour et Haïti me semblent la confirmer.
CSF :
Faîtes-vous une différence entre la médiatisation du tsunami en Asie du Sud- (2004-05) et la crise en Haiti (2010) ?
RB :
J’y vois une différence majeure de notre point de vue. Les appels à l’aide d’urgence reposaient en grande partie sur des croyances infondées (épidémies, blessés, réfugiés) lors du tsunami, tandis qu’ils s’appuyaient sur des faits objectifs à Haïti. Ça change tout!
CSF :
Comment appréciez-vous la posture de la Fondation de France dans les médias lors du séisme en Haiti ?
RB :
La Fondation de France semble vouloir être le dépositaire exclusif de la collecte médiatique en situation de crise aiguë. Je suppose que c’est son droit, au sens où ni la loi ni ses statuts ne s’y opposent et que son patron, Francis Charhon, y voit de l’intérêt. La Fondation s’est fait de la pub et de l’argent, en effet. Cela regarde ses administrateurs, et je n’en suis pas. La position de France-Télévisions, qui a choisi de soutenir cette option, me semble beaucoup plus criticable. Je ne vois pas au nom de quoi ses responsables ont décidé d’orienter les dons des téléspectateurs vers un organisme unique et j’estime qu’il y a conflit d’intérêts lorsque l’on martèle des appels aux dons dans l’espace des magazines d’information. La Fondation de France n’est pas un acteur de terrain et je ne vois aucune raison défendable pour introduire un échelon de financement supplémentaire. On ne fait qu’ajouter de la bureaucratie, de la lourdeur et des frais de fonctionnement au nom de la coordination et de la rationnalisation des aides.
CSF :
Et celles des entreprises ?
RB :
On ne peut juger qu’au cas par cas, il n’y a pas une position des entreprises.
CSF :
Pensez-vous qu’il faudrait définir des critères d’accès aux médias pour les associations?
RB :
Certainement pas! Qui le ferait, selon quels critères, pour quelles associations et pour quels médias?
CSF :
Les médias sont devenus des acteurs directs de l’appel à la générosité du public. Sont-ils dans leur rôle ?
RB :
Ne cédons pas au « présentisme » et constatons d’abord que c’est une pratique ancienne, dont l’appel de l’abbé Pierre en 1954 est un moment marquant mais pas unique. Quoi qu’il en soit, je ne me pose pas en censeur. Comme je vous le disais, j’attends des médias d’information qu’ils nous informent. L’information est un mérier, elle a une fonction sociale importante et des exigences, notamment celle d’une certaine distance critique par rapport à ses objets. Un collecteur de fonds fait appel à d’autres ressorts, d’où les questions que nous nous posons dans cet entretien. Mais je ne me scandalise pas à la vue d’un journal qui lance ou relaie ponctuellement une « campagne humanitaire ».
CSF :
Il semble y avoir une confusion des genres aujourd’hui avec le tout humanitaire ; le politique-humanitaire, le militaire-humanitaire, l’entreprise-humanitaire, le journliste-humanitaire etc. Les humanitaires ne sont-ils pas en phase de dilution dans le marché des audiences et de la bonne conscience ?
RB :
Je ne poserai pas le problème de cette façon. Je crois que l’analyse du symptôme (omniprésence de la thématique humanitaire) est préférable à la déploration. Je ne prétends pas la faire et je vous renvoie à des auteurs comme Didier Fassin et Alain Brossat qui aident à reformuler ces questions en termes politiques. Certes, les humanitaires peuvent servir à fabriquer une fausse conscience, à apporter une réponse de surface à des problèmes de fond, à « substituer les signes de la charité à la réalité de la justice » comme le soulignait Roland Barthes à propos de l’icône qu’était devenu l’Abbé Pierre. Mais ils contribuent également à retourner ces questions à la société, à éviter que les « superflus », les inaptes au combat, ne tombent dans les oubliettes de la politique.
CSF :
La communication marchande est très encadrée mais d’aucuns pensent que ce n’est pas suffisant. Que penser alors de la communication des associations que rien ne définit et n’encadre pas même l’autodiscipline ?
RB :
Je ne suis pas du tout sûr que la communication marchande soit si bien encadrée! Et je pense aussi que vous sous-estimez l’autodiscipline, ou plutôt l’importance des débats internes sur la comunication. De toute façon, je ne vois pas sur quels critères, vu le caractère englobant et imprécis du qualificatif « humanitaire », encadrer cette communication. L’escroquerie matérielle est un délit, y compris quand elle se pare de toutes sortes de vertu, et les ONG ont des obligations juridiques comme tout le monde. Pour le reste, leurs affirmations et leurs arguments, leurs priorités et leurs cibles, leurs points aveugles et leurs informations font partie du débat public. La liberté doit régner d’abord, ce qui ne dispense pas d’être cohérent et loyal vis-àvis des faits. Mais je ne voudrais pas d’un tribunal de la vérité !
CSF :
Les ONG ont-elles quelque chose à vendre ?
RB :
Bien sûr : leur action. Et une certaine idée, très vague et contradictoire, de l’intérêt général.
CSF :
Sont-elles pour vous devenues des marques ?
RB :
je ne sais pas ce que vous entendez par là.
CSF :
La communication des ONG n’est-elle pas en définitive de la propagande ?
RB :
la communication est à la propagande ce que la pub’ est à la réclame : une version relookée du même objet.
CSF :
La loi du tapage médiatique chère à Bernard Kouchner et aux prémices de l’humanitaire est-elle en définitive indissociable de l’action humanitaire ?
RB :
je vous renvoie à mon bricolage théorique sur la question. Ce qui est sûr, c’est que la formule « loi du tapage médiatique » est un thème de communication cher à Bernard Kouchner.
CSF :
Les ONG utilisent sans complexe l’image des victimes dans leur communication. Ces dernières qui n’en n’ont pas conscience doivent-elles être protégées de cette exploitation ?
RB :
Je pense que le droit à l’image commence à s’appliquer à notre domaine également. Je considère que c’est d’abord le discours sur les « victimes », c’est-à-dire comment les ONG présentent leur action dans son contexte, qui est la question importante.
CSF :
Considérez-vous la communication des ONG comme de l’information ?
RB :
Les ONG peuvent apporter de l’information mais elles ne sont pas des agences d’information.. C’est plus restrictif.
CSF :
Les grands industriels, dès le début du XXème siècle ont organisé la mentalité consumériste favorisant des dispositifs industriels de masse. Les grandes Organisations de Solidarité internationales ont-elles, dès le début des années 80, reproduit les techniques marchandes, pour augmenter les mentalités caritatives correspondant au dispositif humanitaire d’envergure?
RB :
Je ne vous suis pas dans cette représentation. Tout ce dont je peux témoigner, c’est que ces ONG ont puisé dans le répertoire existant, qu’elles ont accommodé à leur sauce les ingrédients disponibles dans le but de se construire une image et de s’attirer des soutiens. Bref, elles ont fait du marketting avec les ressources de leur époque.
CSF :
Qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
RB :
Ca dépend des jours.
CSF :
Qu’est-ce qui vous satisfait le plus aujourd’hui ?
RB :
Ca dépend des jours…
Propos recueillis par © Communication Sans Frontières® 2010
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