Indépendantes les ONG ?
On dit souvent que l’humanitaire et le développement international sont devenus une véritable industrie, voire une vache à lait. S’il est vrai que les sommes gérées par les ONG sont plus imposantes que jamais, le nombre d’aspirants à la course aux fonds publics et privés se multiplie, créant une compétition bien réelle entre ces organisations caritatives qui poursuivent pourtant des idéaux semblables.
Les exigences des bailleurs de fonds augmentent sans cesse, requérant des ONG qu’elles atteignent des objectifs de développement extrêmement précis et parfois irréalistes. Ainsi voit-on financer des projets sur trois ans, au maximum, tout en se gargarisant des bienfaits du développement durable et en exigeant paradoxalement des résultats à très court terme.
S’ajoute encore la définition de plus en plus pointue des critères de sélection des projets dont les objectifs sont parfois définis en fonction d’intérêts géostratégiques et économiques des bailleurs.
Sans oublier le temps et les ressources que sous-tendent pour les ONG les exigences en gestion des bailleurs pour atteindre leurs objectifs (bilan initial, évaluations périodiques, suivi serré sur le terrain).
Mais ce n’est rien face à la complexité des dossiers à compléter pour oser espérer obtenir une subvention importante ; c’est à tel point que certaines ONG font appel à des consultants externes pour rédiger leurs demandes de subventions à des bailleurs comme ECHO, l’Office d’aide humanitaire de la Communauté européenne.
Ces contraintes sont évidemment justifiées par la réelle nécessité de mieux « investir » dans des projets sérieux et d’obtenir des résultats bénéficiant véritablement aux populations des « Suds ». Mais alors que le principal reproche qu’on leur adresse est de ne pas être en mesure de pérenniser les actions dans le temps, les ONGs répondent avec justesse qu’un financement de deux ou trois ans, parfois moins, sans aucune garantie de reconduction du budget, est difficilement pérenne, en effet ! Les ONG doivent donc chercher ailleurs cet argent « non affecté » si indispensable pour la survie de l’association et de ses projets. Cette situation place plus que jamais les ONG française dans une position de compétition les unes avec les autres, que nos humanitaires ne savent pas trop comment gérer. Mais quand notre cause est la bonne, on la défend. Bec et ongles ?
Toute ONG qui se respecte adhère au triple serment de neutralité, d’impartialité et d’indépendance. Si l’on définit l’indépendance par l’autonomie, la liberté d’action vis-à-vis des politiques et des bailleurs de fonds dans la définition des besoins et des actions, inutile de vous dire qu’aucune n’est vraiment indépendante… Combien de fois n’ai-je pas vu le projet initial d’une ONG modifié afin de mieux cadrer avec les critères de sélection annoncés du bailleur de fonds ? C’était choisir entre continuer d’agir et ne pas obtenir les fonds nécessaires à l’action. Immoral ? Je ne saurais dire. Indépendantes les ONG ? Sûrement pas !
Ainsi, alors que je cherchais désespérément des fonds pour une ONG montréalaise en difficulté, j’ai dû convaincre mes collègues de travailler avec des partenaires de Roumanie avec qui nous avions peu de contacts pour la bonne raison que j’avais repéré un bailleur qui accordait des subventions de plusieurs milliers d’euros à des projets se déroulant dans ce pays… La date limite pour soumettre le projet était rapprochée et nous avons dû prendre la chance d’associer cette association quasi inconnue à un projet qui lui était parachuté du Nord (assorti de l’enveloppe budgétaire appropriée, bien sûr, ce qui n’allait pas sans lui déplaire !) Pour être France, c’est la grille des critères du bailleur qui a fait office de squelette pour bâtir le contenu de ce projet.
Cinq millions de donateurs en France : une manne à partager ?
Evidemment, la solution, c’est de se tourner vers le donateur, qui lui, adhère entièrement à vos idéaux, vous fait confiance dans la détermination des priorités et dans la réalisation des projets. Libres des contraintes imposées, vous sauverez le monde à votre façon. Enfin vous disposerez de cet argent « non affecté », c’est-à-dire qui ne partira ni entièrement vers le Sud, et ne sera pas affecté à un poste de dépense restrictif.
Ainsi, pour payer le loyer et les salaires (des ressources en secrétariat, en comptabilité, en communication – qui éventuellement deviendra la source de vos revenus – et celles nécessaires à cette lourde machinerie qu’est la gestion des projets), vous essayerez par tous les moyens de « séduire » des donateurs individuels et ainsi récolter des fonds propres. Cette manne, c’est cinq millions de donateurs en France, qui donnent en moyenne 23 millions d’Euros par an . Mais en-dehors du Tsunami, qui constitue un phénomène atypique, la générosité des Français n’en est pas moins à la baisse.
Les médias : salvateurs ou subversifs ?
« Dans nos campagnes d’information au public, nous donnerons une image objective de la catastrophe en mettant en valeur non seulement les vulnérabilités et les craintes des victimes, mais encore leurs capacités et leurs aspirations. (…) Nous éviterons toute compétition avec d’autres organisations pour gagner l’attention des médias… » C’est ainsi que se positionne le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) dans son Code de conduite, un hymne repris à l’unanimité par l’ensemble des ONG. Et pourtant… Course au passage télé, envois postaux ciblés, opérations coups de poing, toutes les stratégies sont permises et les équipes de communicateurs chevronnés des grandes ONG françaises redoublent d’inventivité pour récupérer leur « part de marché ».
Dans une ONG québécoise où j’ai travaillé comme responsable des communications, nous avions pris le parti de faire notre campagne annuelle de collecte de fonds sur « La violence envers les femmes », qui constitue l’un des pôles d’action de l’organisation, sachant que, sauf sur demande spécifique du donateur, l’argent ne serait pas nécessairement affecté à cette cause. C’était un pari risqué et les critiques de nos partenaires ne se sont pas faites attendre (surtout les associations dont c’était la cause principale et qui voyaient ainsi leurs donateurs potentiels directement « menacés » par un autre « prédateur »). Mais les résultats – financiers j’entends – nous ont donné raison car la collecte a rapporté plus que d’habitude… Et aucun donateur n’est venu se plaindre !
Un monde de vitesse, d’image et de compétition.
L’émotion, c’est bien connu, est le moteur du don. Et c’est lorsque les catastrophes les plus terribles s’abattent sur une population que les cordons des bourses se délient le plus vite… à condition d’avoir de belles images : bien sensationnalistes, bien sûr, avec de préférence un gros plan sur un enfant en souffrances ! – Je suis cynique mais c’est sans doute le seul espace de protection qu’il reste aux communicateurs quand ils doivent jouer le jeu des médias pour servir leur cause, aussi noble soit-elle ! – Toutes les ONG savent pertinemment que le développement n’attire pas le donateur. Alors ils misent presque tous leurs efforts dans la collecte spéciale d’urgence humanitaire.
Chacune sait que s’il est le premier à alerter les médias et à leur proposer de l’information lors d’une conférence de presse, son ONG sera frappé de la lumière divine des projecteurs télé et c’est vers lui que tous les cœurs généreux déverseront… l’argent , affecté ou non! Encore une fois, les humanitaires se trouvent confrontés à cette compétition qui les opposent alors qu’ils se sentent au fond solidaires, dans un monde où l’instantanéité de l’information avantage celui qui détient la première image et où la satiété de stimuli, dans cette société du fast food de l’information, mène à la surenchère du sensationnalisme. Plus que jamais, le temps… c’est de l’argent!
Cette petite enveloppe que vous recevez à la maison…
Au début des années 1980, alors qu’ apparaissaient en France les premiers publi-postages de collecte de fonds, des associations comme Médecins sans frontières ont enregistré des taux de retour absolument inouïs (de 25 à 30%). Aujourd’hui, toutes les ONG, ici comme en Amérique, enregistrent des taux de rendement maximum de 8 à 10 % chez des donateurs fidélisés, alors qu’ils n’atteignent guère plus de 1 à 3 % de retour chez les nouveaux donateurs potentiels. Il y a bien des exceptions ici et là –et je ne parlerai pas du Tsunami, d’autres ont expliqué sous toutes ses coutures ce phénomène à part – , par exemple d’Action contre la faim qui, l’an dernier, inondait les boîtes aux lettres d’enveloppes contenant une petite cuillère de couleur et utilisant une langage marketing apparenté au hard sale et obtenait un taux de retour enregistrés inespéré, avec un volume de dons supérieur de 50% aux collectes précédentes. Mais ces coups de force demeurent exceptionnels.
Le donateur a-t-il son mot à dire sur vos projets ?
Les envois massifs aux particuliers peuvent se répéter jusqu’à six fois par an chez les plus agressifs. Si chaque nouveau donateur coûte entre 50 à 100 euros à recruter, le jeu en vaut tout de même la chandelle puisque les ONG réinvestissent en moyenne 20 % des sommes amassées dans leur prochaine campagne de publi-postage, le reste constituant un profit net à utiliser pour leurs actions, ou le plus souvent, pour soutenir le fonctionnement de l’organisation !
Comment ? Les donateurs ne veulent pas non plus que leur argent soit affecté à l’administration ? Alors qui paiera ? Bien sûr, tout l’argent récolté ne sert pas qu’au fonctionnement ! Mais la vérité doit parfois s’arranger de compromis. Appréciez le site Internet de Oxfam, cette méga ONG anglo-saxonne, qui démontre à son donateur où ira sont argent. (Pour chaque Livre amassée, 79 penny seront consacrés au travail d’urgence, de développement et de campagne, 17 penny seront réinvestis pour générer de futurs revenus, et seulement et seulement 4 penny seront dépensés dans l’administration « essentielle ».) Un coup de maître dans le style « communication transparente ». Mais comment savoir si le salaire du coordonnateur de projet, ainsi que ses photocopies, le coût de son bureau à Londres, ses nombreux appels interurbains et j’en passe font partie ou non des 79 penny…
Les donateurs, qui par définition sont septiques et craignent avant tout un détournement de leur don, ne voient certes pas le besoin de financer tout cela. Si on leur explique que cela est nécessaire, ils donneront à une autre ONG qui aura « omis » ce détail. Toujours la compétition. Et comme le donateur demande de plus en plus précisément que son don soit affecté à une cause en particulier, cela crée désormais une nouvelle pression sur l’ONG, qui pourra être tentée de plaire à son donateur dans le choix de ses projets.
J’ai entendu un jour une responsable de mission en France avouer « Le Tsunami n’était pas dans les territoires que nous desservons habituellement et ce type de catastrophe ne fait pas partie de nos priorités. Mais nous y sommes tout de même allés… Parce que nos donateurs le demandaient. » Indépendantes les ONG ?
Stratégies dignes de fabricants de lessive pour obtenir les faveurs des donateurs
Si vous êtes un donateur, sachez que, comme les entreprises privées collectent précieusement les données psycho-sociales des consommateurs pour mieux leur vendre lessives et bibelots, les grandes ONG en font autant. Ils savent tout de vous, jusqu’à la couleur à laquelle vous réagissez le mieux lorsque vous êtes sollicité pour la cause, en passant par la date de votre anniversaire (éventuellement vous recevrez une carte de vœux !), la cause qui vous émeut le plus ou le mode de versement préféré (sachant qu’un donateur donne toujours selon le même shéma).
Ainsi, le donateur-type français a 65 ans et donne à quatre associations en moyenne (ce qui peut expliquer que vous ayez reçu récemment cet envoi d’une organisation que vous ne connaissiez pas mais dont la cause vous a paru sympathique (bien sûr, les sacro-saintes bases de données sont parfois échangées entre ONG, alors que dans le privé, le contact d’un seul individu se détaille à quelques 50 centimes d’Euro…) Vous remarquerez également que compte tenu du vieillissement des donateurs, certaines campagnes ciblées s’adressent désormais aux jeunes… L’une des récentes campagnes d’Amnesty International montrant un prisonnier politique illustré dans un code graphique très « jeunes » démontre bien cette tendance. D’autres, conscientes de l’importance de trouver sa « niche » marketing, se positionnent différemment. Ainsi, on suivra avec curiosité les résultats de la nouvelle campagne média de Médecins du Monde, qui axe, contre toute logique mercantile, sa campagne sur les crises oubliées avec comme slogan corporatif « Nous soignons ceux que le monde oublie peu à peu ». Un pari risqué mais intéressant.
En tenant ce discours, je suscite – à dessein – des réactions qui vont de l’étonnement à la colère ! « Comment peut-il être concevable que des communicateurs nous manipulent ainsi pour nous extorquer sans vergogne nos deniers ? » s’indignent-on. Et avec raison… Mais je n’ai à offrir pour réponse à ce dilemme éthique que la constatation que les ONG utilisent les outils qui sont à leur disposition pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés et que ça fonctionne ! Alors… la fin justifient-elle les moyens ?
Julie Bégin
Désormais, les stratèges des associations tiennent compte de l’âge moyen des donateurs français – 65 ans – et utilisent un nouveau langage graphique et visuel pour s’adresser à un public-cible jeune pour assurer la relève.
« Cette grande ONG britannique, Oxfam, a pris le parti de la transparence en annonçant que 17 % des dons seront réinjectés pour « générer des revenus à venir », c’est-à-dire qu’ils seront réinvestis en campagne publicitaire. On peut aussi y lire que seulement 4 % ira à l’administration « essentielle » alors que 79 % sera attribué au travail d’urgence, de développement et de campagne, ce qui implique là aussi l’utilisation d’outils de communication.