Vers l'uberisation citoyenne

Depuis plusieurs années, ONG, politiques et syndicats peinent à rassembler, malgré l'émergence des réseaux sociaux. Le phénomène de « désintermédiation » créé par les outils numériques laisse place à des rassemblements d'individualités, aussi appelés « mouvements d’initiatives ». Quels sont les impacts de cette évolution sur les mobilisations citoyennes en France ?

Rupture de la courroie de transmission ?

Le succès de l’économie de la demande s’illustre à travers la multinationale Uber. On ne compte plus les plateformes ou les applications mettant directement en relation clients et professionnels indépendants. En créant un lien direct entre l’offre et la demande, elles désintègrent voire même suppriment les structures intermédiaires. Ce phénomène de désintermédiation qui s’en suit s’est largement développé ces dernières années.

Selon une étude du Conseil d’État, réalisée en 2017, ces bouleversements économiques ont fait émerger de nouvelles formes d’échanges et de relations économiques. Ubériser la société déstabilise et transforme le modèle économique existant, un changement de paradigme est en marche.

Cette déstabilisation également portée par les politiques se traduit dans la durée par la mise en place d’une vraie stratégie. L’accentuation des clivages, croissant dans notre pays, polarise la société. Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA opinions et Adrien Abecassis, chercheur et ancien conseiller opinion de François Hollande à l’Elysée, affirment que : « cette polarisation peut s’accentuer jusqu’à finir par se faire non plus seulement vis-à-vis des choix politiques du gouvernement, mais entre les personnes elles-mêmes… Alors la société se tend, au risque de la fracture » (L’obs, octobre 2017)

Jusqu'où cela peut-il aller ? Qui fait le lien désormais ?

En 2016, la mobilisation inédite de Nuit debout rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes contre la loi Travail.

Sans porte-parole, ni leader, le mouvement s’organise sur une base de démocratie directe. Il est aussi resté à l’écart des médias traditionnels et des organisations syndicales qui, elles, ont raté le train des révoltes.

L’organisation horizontale des actions menées, depuis Facebook jusqu’à la rue, a engendré des mobilisations suivies et a montré une réelle absence de structuration du mouvement.

Pourquoi l’impact de Nuit Debout est-il resté limité ? Malgré des semaines d’intenses mobilisations, plusieurs dizaines d’interpellations et un fort retentissement médiatique, la loi El Khomri a été promulguée sans vote de l’assemblée.

Pour le gouvernement, cette forme de mobilisation 2.0 se caractérise par l’absence d’interlocuteur défini. Or, pour obtenir des résultats concrets, les revendications doivent être portées par des interlocuteurs identifiés. De la même manière, comment les gilets jaunes peuvent-ils négocier avec les politiques sans représentant autour de la table ?

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF), chercheur au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humains (Crash), partage ce point de vue sur la question.

https://www.youtube.com/watch?v=uF42iduUfb0

« Macron mobilise la société civile néolibérale, mais il n’entend pas les mobilisations nouvelles de la rue, comme Nuit debout, qui sont porteuses, elles, d’un vrai renouvellement de la société civile ».

Gautier Pirotte, professeur à l’université de LiègeLibération, mai 2017

En 2017, Emmanuel Macron accède au pouvoir avec son mouvement En marche dont l’ambition est de remettre les Français au cœur de la vie politique. Celui-ci surfe sur la désaffection des partis traditionnels, affiche une modernité avancée en guise de réponse politique et fait appel à la société civile pour renouveler les élus.

Un an plus tard, les gilets jaunes émergent et le piège se referme.

Gautier Pirotte, professeur à l’université de Liège, auteur de La Notion de société civile (La Découverte, 2007), explique le paradoxe de ce « label » : « Macron mobilise la société civile néolibérale, mais il n’entend pas les mobilisations nouvelles de la rue, comme Nuit debout, qui sont porteuses, elles, d’un vrai renouvellement de la société civile ».

La réponse inédite du gouvernement consiste à organiser un grand débat national destiné à permettre aux citoyens de s’exprimer. Cette concertation illustre la désintermédiation engagée par le Président qui se met en scène au milieu des citoyens pour débattre de l’élaboration des politiques publiques. Cette réponse est-elle adaptée à ce mécontentement ? Entre le peuple et son plus haut représentant, il ne reste plus personne.

Pour Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques, ce débat est « un outil stratégique pour gagner du temps mais peut être une possibilité de sortie de crise ».

Le citoyen reprend le volant ?

De Nuit debout aux gilets jaunes, tout s’est organisé sur les réseaux sociaux de manière relativement horizontale, alors qu’en Mai 68, la majorité des manifestations s’appuyaient sur un système centralisé. Autour des syndicats étudiants étaient venus se greffer d’autres forces comme les syndicats ouvriers. 

À la notion de désintermédiation s’ajoute celle d’empowerment, un concept qui prend en considération notre capacité à nous émanciper individuellement et collectivement. L’idée est devenue omniprésente dans les débats médiatiques. Elle s’applique en particulier aux problématiques écologiques dans la mesure où l’enjeu est d’encourager l’action individuelle et collective, porteuse de transformation. 

Dans ces nouveaux systèmes d’organisation, comment se situe le citoyen ?

Pour Marie-Hélène Bacqué et Caroline Biewener (auteures de L’Empowerment, une pratique émancipatrice ?, La Découverte,2013), l’empowerment originel recouvre trois dimensions : « le pouvoir de changer ma vie en tant qu’individu, la capacité à me donner les moyens de mon développement personnel ; le pouvoir avec ma communauté de transformer mes conditions de vie, dans une approche d’action collective, de solidarité de proximité ; et enfin le pouvoir sur la société, dans une acception plus politique ».

Au fil du temps, l’empowerment trouve un terreau fertile à travers l’expansion des technologies numériques et des réseaux sociaux. Ils permettent l’agrégation rapide de ces individualités et leur organisation en masse.

Stéphane Fouks, vice-président d’Havas, confronte cette idée avec, d’une part la mondialisation économique, et d’autre part la numérisation des communications qui modifie notre rapport à l’espace et au temps médiatiques.

https://www.youtube.com/watch?v=x9ci0jRdWd4

Une organisation collective complexe

Cette organisation collective va révéler la problématique des appartenances liée à une communauté. La désintégration des corps intermédiaires, et la pluralité des idées nous rappelle la confusion observée entre communautarisme et communautés.

Dominique Wolton (Directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication) nous rappelle qu’un groupe social est caractérisé par le fait de vivre ensemble, de posséder des biens communs et d’avoir des objectifs commun. En clair, rassembler les individus à partir de leurs points communs. Le communautarisme désigne l’attitude, ou les aspirations, de minorités ethniques, religieuses ou culturelles à vivre ensemble, au risque parfois de se replier sur elles-mêmes.

Les ratés de l’intégration du politique dans notre société expliquent, pour certains, le développement des communautés refuge, protectrices. Les difficultés économiques, les pertes de repères entraînent la tentation du repli sur soi, de l’entre soi : la recherche identitaire se fait à travers l’appartenance communautaire.

Depuis quelques années, les communautés s’affirment en France en exprimant des revendications nouvelles vis-à-vis de l’Etat. Les revendications communautaires peuvent, cependant, être dangereuses pour la République s’il y a risque d’entraîner la fin de la communauté républicaine des citoyens, ou si elles sont contraires aux principes républicains, on parlera alors de dérives communautaires.

Marwan Mohammed (sociologue au CNRS) et Julien Talpin (livre « Communautarisme ? » Puf 2018) questionnent ce concept qu’ils voient comme une insulte politique utilisée par les élites pour disqualifier les demandes et revendications des groupes minoritaires.

Une recomposition de la vie publique est-elle possible ? Comment répondre à la crise démocratique ?
Les citoyens doivent être mieux associés au processus de décision. Dans une société individualisée, sans cadre ni leader, il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de participation citoyenne.

Quelles formes les mobilisations citoyennes ont-elles prises ?

Chap. 1

Entre le peuple et L’État, autopsie d’un trou noir

Chap. 2

Les leviers d’action : entre mobilisation et engagement

Chap. 3

Vers l’ubérisation citoyenne

Chap. 4

Mouvements proteiformes : du final au global