Démocratie, espace public : un enjeu crucial !

Ah la démocratie, quelle notion complexe à définir de nos jours ! Démocratie directe par-ci, démocratie participative et représentative par-là… Toutes ces notions sont-elles encore claires à l’heure de la surinformation et du numérique ? Mais alors, qu’est-ce que réellement la démocratie et comment s’exerce-t-elle ? En quoi entre-t-elle en interaction avec le monde de la communication solidaire ?

Rédigé par Patrick KOUAKOU, Anne GIORGETTI, Florina Deliu

Crise démocratique : les ONG sont-elles les dernières tribunes de l’expression citoyenne ?

Référence :

Qu’est-ce que l’espace public ?
Histoire du mot et du concept
Nina BirknerYork-Gothart Mix

Si nous nous référons au dictionnaire Larousse en ligne, rappelons que le mot « démocratie » vient des termes grecs  « demos » et « kratos » qui signifient ensemble « le pouvoir du peuple ». Selon les termes utilisés par Eric Dacheux lors de la conférence donnée aux Rencontres de la communication solidaire de 2021, la démocratie, en opposition à l’aristocratie ou à la monocratie, est une société caractérisée par : « un espace public, un débat sur la notion de liberté et d’égalité, une autonomie et enfin une légitimité de débat sur l’illégitime ». 

Première caractéristique de la démocratie : l’espace public. Qu’est-ce que l’espace public ? 

L’espace public (Öffentlichkeit) représente, depuis l’époque des Lumières, le cadre social dans lequel s’effectue sans les entraves de la censure une communication libre qui prend pour sujet tout ce qui concerne la culture et la collectivité, et le met ouvertement en débat. Au plus tard depuis l’engagement des Encyclopédistes et depuis le débat sur les Lumières initiés par la Berlinische Monatsschrift en 1783, l’espace public passe pour un régulateur intellectuel qui est propice à l’auto-organisation libre et rationnelle de la société, et au perfectionnement de l’État qui limite l’abus de pouvoir. Avec les institutions du marché, des associations ou des partis, l’espace public peut être considéré comme la catégorie centrale de la société. Pourtant, chacun de nous participe à l’élaboration de celui-ci dans la simple mesure où nous vivons au sein d’une démocratie. L’espace public est cet espace de médiation entre l’État et la société civile : cet espace où les « Questions Socialement Vives » sont débattues. Éric Dacheux fait remarquer  qu’aujourd’hui, avec le numérique, les désaccords ne sont plus acceptés dans cet  espace public. Les personnes s’entendent et forment des communautés avec qui elles s’entendent et partagent les mêmes opinions. Les polémiques sont volontairement provoquées pour faire du buzz, notamment sur les réseaux sociaux. Cependant, l’espace public en général est indispensable à la société. Il permet aux opinions de se forger et quelques fois d’aboutir à des opinions. Cet espace est indissociable de l’espace médiatique car les médias représentent un lien essentiel entre la classe politique et les citoyens. Informer et participer au débat public, voilà les principaux objectifs des médias. Or, il semble qu’ils s’en éloignent malheureusement parfois en priorisant la rentabilité économique de leur travail.

Les nouveaux médias et Internet ont tout chamboulé !

Deuxième point négatif pour les “nouveaux médias” : ils finissent par perdre le citoyen ! On vous explique pourquoi. Depuis les années 1980, nous assistons à une redéfinition de l’offre médiatique. L’apparition de la télévision et des journaux TV modifie pour la première fois l’espace public et l’accès à l’information tels que nous les connaissions. A peine dix ans plus tard, c’est l’apparition d’Internet et du numérique qui chamboule de nouveau la société. La multiplication des canaux de communication est en plein essor et l’information devient plus accessible, plus rapide, en continue et, surtout, le citoyen peut réagir dès sa réception et participer à sa diffusion, devenant son propre média… Le citoyen de 2022 a une plus grande possibilité d’expression et de dénonciation dans l’espace public que son homologue d’il y a 50 ans. Pourtant, l’engagement citoyen et la confiance en notre démocratie n’ont jamais été aussi faibles !

Notre démocratie ainsi que nos espaces publics, médiatiques et politiques connaissent en fait une crise sans précédent. Nous pouvons le constater dans différentes situations : plus de 22 % d’abstention aux élections présidentielles de 2017, des clivages idéologiques dans l’espace public avec des groupes de plus en plus radicaux, une forte diffusion de fake news sur les réseaux sociaux.

Covid-19, Guerre en Ukraine et dérives de l’information

La pandémie de Covid-19 et la récente guerre en Ukraine n’ont fait que mettre en lumière ces dysfonctionnements déjà bien présents dans de nombreux pays. Avec le Covid-19, les populations étant confinées, l’information a été principalement diffusée et discutée en ligne, sur les réseaux sociaux et sur les plateaux de télévision. Tout et son contraire en sont ressortis, le virus prenant de cours les scientifiques et les politiques de la planète entière. 

Tout d’abord, la population mondiale a essayé de trouver les supposés responsables – le gouvernement chinois, Bill Gates, ou encore la Corée du Nord – sur les réseaux socio-numériques marqués par une forte politisation. Les “preuves” : des vidéos trafiquées, des photos faussement légendées, ainsi que des chiffres et statistiques retouchés dont la diffusion a été facilitée par un dysfonctionnement de communication des institutions gouvernementales. Les fausses informations ont ensuite concerné les recommandations sanitaires destinées à se protéger du Covid : consommer de l’alcool, manger de l’ail, utiliser des sprays, ne pas porter de masque… 

Ces dérives de l’information sont survenues à cause de la multiplication des supports et canaux de communication contemporains, mais aussi des agents qui ont produit et diffusé les informations : acteurs du monde de la santé, du monde médiatique, politiques, religieux, et citoyens. L’information, trop rapide, ne pouvait pas être entièrement vérifiable, sachant que les algorithmes des réseaux sociaux ont diffusé plus rapidement les fausses informations sur le virus, comme par exemple des informations sur l’hydroxychloroquine. Et ces informations ont suscité des clivages. Les médias traditionnels plus attachés à faire de l’audience, s’en sont servi pour produire encore plus d’émissions. Selon un sondage réalisé par l’institut Viavoice pour les Assises internationales du journalisme de Tours, en partenariat avec Le Journal du Dimanche, France Télévisions, France Médias Monde et Radio France, 60 % des Français pensent que les médias ont exagérément parlé de la pandémie du Covid-19. 

Concernant la guerre en Ukraine, un cap a été franchi. Après l’occupation illégale de l’Ukraine par la Russie se sont succédé des décisions tout autant illégales, avec des conséquences tout aussi graves pour le droit. Sanctions des gouvernements de la planète envers le peuple russe : « Européens et Américains condamnent sans équivoque l’assaut russe contre l’Ukraine et s’unissent pour frapper le Kremlin d’une série de sanctions de grande envergure ». Par l’intermédiaire d’ Ursula Von Der Leyen, l’Union européenne a suspendu sur son territoire les médias russe Spoutnik et Russia Today. Facebook a assoupli ses règles qui encadrent l’usage de messages violents envers l’armée et les dirigeants russes. En parallèle de cela, Meta, la maison-mère de Facebook, autorise les messages violents envers les Russes. Ces décisions interrogent sur la capacité de nos institutions à réguler objectivement les informations dans l’espace public.

Amplification de la méfiance envers l’information médiatique et politique

24 novembre 2018 à Paris
© Simon Thollot – Paris Lights Up

Le chaos informationnel, lors de la pandémie Covid-19 en France et dans le monde, a amplifié la perte de confiance des Français, entamée depuis des années, face aux discours médiatiques et politiques. De nombreuses dérives sont apparues dans l’espace public : crises sur-médiatisées, mises en avant d’actualités anxiogènes, rejet du discours politique, et surtout perte de confiance des jeunes générations dans l’information diffusée par les médias traditionnels. Bien qu’une révolution numérique soit engagée depuis maintenant plus de 20 ans, et que celle-ci permette normalement au citoyen d’être plus actif dans la société et de se faire entendre, il y a tout de même une réalité qui est plus compliquée que cela.

Le numérique ne favorise plus le débat d’idées de façon démocratique. Le nombre d’informations diffusées est tel qu’il faut se faire à tout prix remarquer parmi ce flot constant. Ainsi, les temps de parole des politiques ne sont pas réellement respectés, l’impartialité et la neutralité politique des médias sont devenues rares. La démocratie a perdu sa signification. Serait-ce pour cela que 22 % des Français actifs (selon Harris Interactive) souhaitent changer de métier pour se rendre utiles à la société, pour donner, justement, un sens à leurs actions ?

La demande grandissante de participation citoyenne par les Français se remarque de plus en plus. Non pas dans les médias, non pas dans la classe politique, mais via la société civile. Marches des Gilets jaunes, « Nous Toutes » contre les violences sexistes et sexuelles , tribunes citoyennes pour l’écologie… c’est aussi par les ONG que les citoyens prennent la parole, en soutenant des causes. Pierre Rosanvallon évoque ainsi « l’impression d’abandon [qui] exaspère aujourd’hui de nombreux Français. Ils se trouvent oubliés, incompris, pas écoutés  ». Il continue en affirmant que cette invisibilité sociale touche particulièrement les personnes précaires ou pauvres mais aussi les jeunes. Ils ne se sentent pas entendus, notamment sur la cause climatique. La lutte pour l’environnement implique plus les jeunes, car ils ont un plus grand intérêt pour cette cause. Ils militent au sein des ONG de lutte pour l’environnement. Place fortement reconnue dans la mobilisation des opinions, les ONG apparaissent pour Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, comme de nouveaux acteurs de la diplomatie. Pour lui, cela constituerait cependant un affaiblissement de l’État, car les ONG regrouperaient un ensemble hétérogène d’acteurs – des multinationales, des Américains, des sectes, avec une critique accrue envers le gouvernement qui les finance – ce qui représente, selon lui, des facteurs d’influence de l’action politique interne des pays, en l’occurrence celle de la France. Les ONG n’ont pas une légitimité supérieure à celle des États comme il l’affirme. Il serait pour un dialogue avec elles, mais en dehors de l’idéologie altermondialiste. Cette dernière regroupe des personnes incrédules face aux partis politiques et aux idéologies. Bref, ce sont d’anciens militants politiques déterminés. Leur vision militante transgresse les frontières des pays et ils veulent des formes d’action plus directes, choses qu’ils trouvent dans les ONG. 

 

Denis Chartier et Sylvie Ollitrault affirment que : « Les ONG prendraient dans le contexte contemporain une place singulière, car elles porteraient à un niveau planétaire les espoirs d’une redéfinition de la politique, de l’État national, voire de la démocratie. Elles seraient ces unités clefs, représentantes de la société civile internationale, chargées de redessiner une géopolitique globale, tout en étant capables de répondre aux changements planétaires face auxquels des acteurs plus traditionnels semblent aujourd’hui si démunis.  »

Sont-elles les dernières tribunes de l’expression citoyenne ? Tentons de mettre en lumière les enjeux majeurs à relever par ces organisations, ainsi que leur discours humanitaire et solidaire dans cette nouvelle ère du numérique et de crise démocratique. 

Le numérique : menace ou opportunité pour une nouvelle démocratie ?

Le numérique fait partie intégrante de nos quotidiens. Nous l’avons vu, il est venu modifier l’accès à l’information, ainsi que la façon de la transmettre. Or, l’information est un pilier de la démocratie puisqu’elle garantit le débat dans l’espace public. Ainsi, la nouvelle approche de l’information apportée par le numérique influence le cadre démocratique. L’UNESCO le concrétise en parlant d’une « citoyenneté numérique ». Si le numérique est si important pour notre société et notre démocratie, c’est donc à l’école que devrait commencer l’initiation digitale du citoyen et de la citoyenne. Dans cette idée, « Éduscol » accomplit un travail essentiel d’éducation des élèves aux médias et à l’information, pour qu’ils deviennent des citoyens responsables, et afin qu’ils acquièrent un esprit critique, capable de prendre du recul face aux trop nombreuses informations « fake news » ou infox, issues des différents canaux d’informations.   

Le numérique démocratise l’information et facilite la participation citoyenne. Or, l’État cherche à canaliser ses possibles dérives dès l’école. Faut-il en déduire que le numérique présente une menace réelle pour la démocratie, comme on l’entend bien souvent ? S’agit-il plutôt d’un effet à double tranchant ? Certes le numérique permet beaucoup de choses positives, mais sans une utilisation responsable, il peut conduire à des aspects très néfastes.

Démocratie digitale : merci au numérique ?

Le numérique élargit les moyens d’expression de chacun, et modifie nos « mediascapes » contemporains. L’apparition des réseaux sociaux permet au « citoyen critique » d’Habermas de prendre davantage part au débat public. Il peut désormais s’exprimer et interagir avec autrui à travers les médias conversationnels. Le numérique permet également une participation citoyenne plus active, grâce aux plateformes de sondages d’opinion, aux pétitions, ou aux appels à manifester avec les événements proposés sur Facebook. Une démocratie participative numérique s’observe aussi grâce aux plateformes de dons en ligne. Tous ces outils numériques sont une force pour une démocratie participative fonctionnelle : des décisions politiques ont été prises suite à une pétition en ligne. Les gouvernements eux-mêmes utilisent des outils numériques pour les démarches administratives des citoyens. Près de 93 % effectuent leur demande d’extrait de casier judiciaire en ligne, et 86 % des agriculteurs effectuent en ligne des demandes d’aide au titre de la Politique agricole commune (PAC). 

Le numérique, bien installé dans nos vies, peut donc constituer un atout majeur pour la démocratie. À Rouen en octobre 2021, la mairie a fait usage d’outils numériques pour lancer une concertation et un débat sur la place des femmes dans l’espace public, un projet nommé « Et si on statuait ? ». Dans ce cadre, un vote a été initié afin de proposer de remplacer la statue de Napoléon 1er par celle de Gisèle Halimi ex-députée française, avocate et militante féministe. Le vote a réuni une participation de 7 % de la population. Le sociologue Dominique Cardon parle de « démocratie internet ». Une nouvelle voie de participation démocratique ; celle de l’écrit numérique ou simplement du « clic ». C’est un espace où les individus expérimentent la démocratie, désormais émancipés des contraintes dues à la prise de parole. C’est un point positif et cela renforce l’engagement citoyen. 

Désinformation : le revers de la médaille ?

« Manque de contextualisation, processus démocratiques perturbés, et même illettrisme numérique »

TV5 Monde

« Manque de contextualisation, des processus démocratique perturbés, et même un illettrisme numérique », entend-on via les divers intervenants de cette vidéo de TV5 Monde sur l’essor du digital. La menace que pourrait constituer le numérique pour le paysage démocratique se situerait au sein de la pensée critique elle-même, et non dans l’engagement citoyen propre. Oui, le numérique a provoqué un regain d’expression et de participation citoyenne,  en mobilisant des outils concrets, mais qu’en est-il du fond de l’opinion, du recul et de l’objectivité que se doit d’avoir un citoyen critique ? Le besoin de s’informer et de communiquer a toujours été le même, mais le numérique, en multipliant les plateformes d’expression, provoquerait un affaiblissement  de la pensée et du citoyen critique. En favorisant la diffusion de fausses informations, ces plateformes pourraient menacer les processus démocratiques.

Cet illettrisme numérique est apparu à cause de la vitesse avec laquelle Internet s’est inséré dans nos vies. Les gouvernements, l’Éducation nationale et les familles, toutes ces institutions n’ont pas eu le temps d’en saisir les enjeux afin de mieux éduquer ces « nouveaux citoyens » numériques.  Dominique Wolton nous parle de tyrannie de l’événement : « Il n’existe que ce qui surgit. » Le citoyen d’aujourd’hui peut se sentir surchargé d’informations et ne sait plus faire le tri. Les médias, qui ont comme premier objectif d’informer le citoyen de manière claire, vraie et rapide, ne sont ainsi peut-être plus au service du citoyen mais contribuent plutôt à une confusion des idées, voire –  pour certains –  à une forme d’exclusion sociale. L’utilisation du numérique n’est pas innée pour les personnes âgées qui ont grandi sans Internet. Selon une étude des Petits frères des pauvres, un quart des plus de soixante ans n’utilise jamais Internet. Plus la démocratie devient numérique, plus elle exclut les citoyens et citoyennes qui ne savent pas utiliser ses outils ! Toutefois, ce chiffre tend à diminuer avec le temps. En effet, selon le Crédoc, qui est un centre d’étude et de recherche au service des acteurs de la vie économique et sociale, 10,5 millions d’internautes français ont plus de 50 ans. 

Finalement, le numérique constitue un outil utile dans le processus d’information et d’engagement du citoyen, tant qu’il est maîtrisé par celui-ci.

Maintenant que nous sommes conscients des tenants et des aboutissants de cette nouvelle démocratie à l’ère du numérique, qu’en est-il du discours humanitaire qui subit ces bouleversements ? Malgré les idées reçues, les Français sont en quête d’engagement. Ils sont toujours de généreux donateurs. En 15 ans, leur générosité n’a cessé d’augmenter. Les dons en ligne, par exemple, ont augmenté de 72 % entre 2019 et 2020. Aussi, principalement investis au bénéfice de l’entraide et de la solidarité, 50 % des bénévoles se considèrent comme des “citoyens engagés.” Le don en ligne est un levier d’engagement efficace et concret, permettant au citoyen d’exercer sa citoyenneté. 

Cette quête de la participation et de l’implication démocratique des citoyens est bien perceptible dans les chiffres mis en avant sur le site de France Générosité. C’est donc ici que se situe l’enjeu du numérique pour les ONG. Le monde associatif a une carte à jouer comme vecteur de participation citoyenne, en s’engageant pleinement dans l’ère numérique et en s’adaptant à ses nouveaux codes.

Chap. 1

Démocratie ? Espace public ? Quésaco ?

Chap. 2

Quand la communication humanitaire et la communication d’entreprise se rencontrent

Chap. 3

Les nouveaux défis de la communication solidaire à l’ère du numérique

Chap. 4

Quand le monde de l’entreprise bouleverse celui de l’humanitaire et de la solidarité

Chap. 5

L’adaptation du secteur lucratif aux valeurs de la solidarité