Quand le monde de l’entreprise bouleverse celui de l’humanitaire et de la solidarité

Depuis les années 1990, de nouveaux enjeux médiatiques, géopolitiques et climatiques bousculent les codes de l’humanitaire et de la solidarité. Ce secteur se professionnalise pour répondre aux nouveaux besoins du terrain et des donateurs en se rapprochant fortement des pratiques de l’entreprise.

Rédigé par Tara AUGIER et Amro ALALI

 Photo by Noam Jordan on Unsplash

La crise du Biafra est le premier drame humanitaire médiatisé. Toute une génération se souvient des images terrifiantes, découvertes devant leur poste de télé, de ces petits Biafrais affamés, la peau sur les os.

L’éclosion de la professionnalisation du monde humanitaire

Premier drame humanitaire médiatique : la crise du Biafra révolutionne le discours humanitaire

En 1967, le Nigéria devient la scène de l’une des guerres civiles les plus meurtrières du XXe siècle. À la source de ce conflit, la proclamation d’indépendance du Biafra, région du sud-est du Nigéria. S’en suivront trois années de guerre et une famine des plus terribles qui couteront la vie à plus d’un million de personnes.

La crise du Biafra est le premier drame humanitaire médiatisé. Toute une génération se souvient des images terrifiantes, découvertes devant leur poste de télé, de ces petits Biafrais affamés, la peau sur les os. Le discours humanitaire vit alors sa première révolution, et ce grâce au photojournalisme en plein essor et à l’avènement de l’ère audiovisuelle.

Depuis les années 1960, la sphère médiatique connaît de réelles innovations techniques et technologiques, permettant aux journalistes de déployer leurs terrains d’intervention et de couvrir l’actualité dans le monde entier. Les ONG voient alors la possibilité de diffuser leurs messages à grande échelle, grâce à des images captées dans l’instant présent. On assiste aux premières diffusions de reportages humanitaires dans lesquels l’horreur de certaines situations et l’implication des différents acteurs sont dévoilés à tout un chacun. Comme l’explique Rony Brauman : « C’est à ce moment-là que se construit une véritable relation entre ONG et médias. » Une relation qui s’établira, notamment lors de la crise du Biafra, sur la base d’un « je t’aime, moi non plus ».

Le jeu des médias

D’un côté, les ONG utilisent les médias comme caisse de résonance pour accroître leur prise de position publique. Mais de l’autre, la sphère médiatique façonne à sa guise les prémisses de l’hypermédiatisation des crises. Et cette hypermédiatisation bouleverse les codes du monde humanitaire. Ce dernier rompt alors avec l’un de ses principes premiers  –  la discrétion – pour se lancer dans une réelle exposition publique de ses actions. Ce fut notamment le cas lors de la crise du Biafra, lorsque ceux qu’on appelle « les french doctors » ont pris la parole dans la sphère médiatique et ont interpellé l’opinion publique, en décrivant la situation effroyable en cours et les opérations de secours. En estimant qu’il était de leur devoir de témoigner, les « french doctors » ont dénoncé implicitement le silence complice des différentes ONG, et notamment celui du CICR qui se terrait dans un mutisme coutumier rappelant celui dont il avait fait preuve pendant de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il n’avait pas dénoncé les camps de concentration nazis, comme l’explique si bien Bernard Kouchner au micro de ​​Noël Mamère. 

Le jeu médiatique sert aussi les stratégies de propagande du camp biafrais.

Entre instrumentalisation des médias et propagande

Mais le jeu médiatique a aussi servi les stratégies de propagande du camp biafrais, comme le relate Rony Brauman. L’objectif était simple : se servir des médias pour défendre la cause séparatiste, et toucher l’opinion publique en usant d’une rhétorique victimaire qui s’ancre dans la mise en image. Le camp biafrais va alors collaborer avec l’agence Markpress, basée à Genève, qui va mettre en place une stratégie de communication reposant sur une sorte de journalisme embarqué.

La région du sud-est du Biafra s’emploiera également à convaincre la scène internationale qu’un génocide à l’encontre de sa population est en train d’avoir lieu. À cette époque, le procès Eichmann résonne encore fortement et la thématique du « plus jamais ça » est fermement ancrée dans les pensées collectives. C’est dans cette logique, sans réelle réflexion concrète et sans un certain recul, que les journalistes ont alors décrit la situation biafraise en usant du mot « génocide ». Cette dénomination, couplée aux images, sera reçue dans une vague d’émotions, suscitant un élan de solidarité internationale sans précédent.

De nouvelles reconfigurations

La crise du Biafra marque le point de départ où s’est constitué ce lien consubstantiel, aussi complexe soit-il, entre organisations solidaires et médias. C’est une reconfiguration du discours solidaire qui s’est alors opérée lorsque l’aide humanitaire s’est appuyée sur la force de la presse pour interpeler et mobiliser la communauté internationale.

Mais si l’on dépasse cette question de la prise de parole, on remarque également que la crise du Biafra symbolise un tournant dans les relations des sociétés occidentales et des territoires des anciens empires coloniaux. S’amorce ainsi la construction du monde de la solidarité sur une logique d’aide, allant du Nord vers le Sud. Ce paradigme est notamment marqué par l’émergence de nouvelles organisations humanitaires qui se tournent non plus vers des activités de réponse à l’urgence, mais plutôt vers des activités de développement dans des régions dites « sous-développées ». Mais cette orientation résonne avec un passé colonialiste, et se dessine alors une nouvelle forme de mise sous tutelle où l’on ne peut qu’avouer que le standard européen s’est imposé lors de la mise en œuvre d’actions de développement.

Mais où commence et où s’arrête l’humanitaire ? Les enjeux de la professionnalisation du monde solidaire

Les vieilles structures font peau neuve

La crise du Biafra a joué un rôle majeur dans l’avènement de la professionnalisation du secteur humanitaire. Au lendemain de cette crise, les ONG ont coupé avec une vision et une manière de faire dites classique, pour se transformer et se rapprocher d’une certaine professionnalisation.

Cette transition se cristallise notamment avec la création de Médecin sans frontières en 1971, en réaction à la crise du Biafra, rompant avec les logiques du Comité international de La Croix-Rouge. Mais ce dernier s’est également restructuré, grâce ou à cause des difficultés rencontrées sur le sol nigérien (un fonctionnement de l’organisation instable, une réponse à la crise difficile, des relations glissantes avec les gouvernements et les acteurs humanitaires).

En étant confrontées à de nouveaux défis, les ONG ont dû repenser et réajuster leur mode de fonctionnement, que ce soit au niveau de la gestion de leurs opérations, de la formation du personnel ou encore de leur manière de communiquer.

La professionnalisation entraîne directement avec elle des logiques d’efficacité et de rentabilité qui dénotent avec les termes de solidarité et d’engagement.

L’humanitaire n’est pas un métier

Cette restructuration vers la professionnalisation que connaissent les ONG depuis les années 1980 se base sur une recherche de légitimité. Car acquérir une identité professionnelle joue sur trois points : la reconnaissance, l’identité et les compétences. Pour les ONG, c’est le fait d’avoir la légitimité de mettre en place des projets grâce à l’aide de professionnels autonomes. Pour l’individu, c’est le fait d’être reconnu par ses pairs et par la société comme un professionnel. Mais cette professionnalisation n’éloigne-t-elle pas l’humanitaire de son premier amour : l’engagement auprès de l’Humain ?

En effet, la professionnalisation entraîne directement avec elle des logiques d’efficacité et de rentabilité qui dénotent avec les termes de solidarité, d’engagement et tout le sens qui en découle. Le métier d’humanitaire n’est pas un métier comme un autre, puisqu’il s’est construit sur une dimension forte d’engagement. Ce n’est pas qu’un domaine structuré et normé, mais bien une démarche de rencontre de l’autre. C’est donc un véritable équilibre que le monde humanitaire doit trouver, avec d’un côté l’engagement et la solidarité, et de l’autre la professionnalisation.

La nécessité de professionnalisation du monde humanitaire et solidaire

Le développement professionnel nécessaire des organisations humanitaires et solidaires

L’humanitaire en tant que travail professionnel s’impose en parallèle de nouveaux besoins, dans le contexte de conflits, de maladies graves, ou de catastrophes naturelles. Dès les années 1980, les actions de grandes envergures commencent à apparaître et amènent avec elles une professionnalisation nécessaire. Nous pensons notamment au Sidaction, émission de télévision de grande envergure à but caritatif, qui apparaît en 1994*. Sur le terrain, ce sont en particulier les conflits humanitaires des années 90 au Rwanda, dans les Balkans et en Afghanistan, qui contribuent à pousser les acteurs humanitaires vers une forme de professionnalisation. Ces trois crises sont d’une toute autre envergure : nous parlons de violences extrêmes, de flux migratoires massifs, et une dépendance totale des bénéficiaires à l’aide humanitaire. Dans l’urgence et avec des ressources insuffisantes, le soutien des organisations n’est pas assez efficace et les pratiques dangereuses pour tous les acteurs. C’est aussi à cette période que les langues se délient autour du stress post-traumatique des humanitaires qui vivent des horreurs, sans aucun accompagnement psychologique.

 

Lorsque l’on parle de début de professionnalisme, cela s’illustre par exemple avec la création du guide “sphère” qui garantit à ses utilisateurs le cadre professionnel minimum à mettre en place par les humanitaires lors de prestations de soins. Dans le cas des catastrophes naturelles, les Nations Unies commencent à organiser des forums internationaux pour construire une réponse éco-responsable de la part des pays concernés, et entament des actions de plaidoyer pour lutter contre le réchauffement climatique. 

 

Dans les deux situations, l’humanitaire a besoin de se développer pour répondre aux nouvelles problématiques de terrain. La professionnalisation est donc nécessaire aux ONG et aux associations. Ce développement ne touche pas que l’aspect opérationnel et technique. Il concerne aussi le processus de collecte de fonds et la communication des organisations. En effet, l’intégration du professionnalisme dans les pratiques de l’action humanitaire conduit le secteur à s’adapter aux techniques économiques et marketing du marché.

Si les donateurs avaient su que la moitié de leurs dons à l’initiative « Let’s Make Their Winter Warmer  » lancée par le YouTuber koweïtien Hassan Suleiman connu comme Abu Flah (11 millions de dollars récoltés) irait à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), auraient-ils vraiment donné ? 

Lorsque nous voyons la polémique que cette action a généré, nous pouvons davantage pencher pour le non. Le HCR a été vivement attaqué sur les réseaux sociaux, alors que les internautes ont appris que l’agence des Nations Unies a remporté 5,5 millions de dollars grâce à l’initiative du youtubeur et que cette somme d’argent allait uniquement servir à couvrir des frais administratifs. Pour eux, l’ONU venait de se faire de l’argent de poche sur leur dos. La conséquence : une perte de confiance envers l’ONU et Hassan Suleiman (Abo Flah). 

Les populations doivent être informées sur les nouveaux enjeux du domaine humanitaire et sur la charge du travail administratif nécessaire pour organiser des missions efficaces.

Etre payé pour aider ? Une nouvelle logique qui ne fait pas l’unanimité

La professionnalisation de l’humanitaire passe par la formation technique de tous les acteurs de terrain. Et ces derniers ont maintenant besoin de formations techniques. La seule volonté d’aider et la pratique du terrain ne sont plus suffisantes. Ces acteurs de terrains ne sont plus  uniquement des volontaires, des bénévoles, ce sont des salariés qualifiés payés à leur juste valeur. Cette professionnalisation nécessaire reste cependant mal vue dans le secteur mais aussi à l’extérieur. Pourquoi ? Parce que dans l’espace public, l’image de l’argent et de l’altruisme sont opposées. Pourtant, construire un système professionnel d’ONG et d’associations fiables et durables représente un coût financier. Aujourd’hui, le niveau de professionnalisation d’une ONG se révèle comme un critère majeur dans la compétition de recherche de fonds.

Par définition, le bénévole est une personne qui offre ses services gratuitement par simple dévouement. Il aide sans jamais recevoir, sans rien attendre. Lorsque ce bénévole lui-même commence à être payé pour aider les autres, tout est remis en cause. « Où est l’éthique dans tout ça ? », demandent certains. « Ils se font de l’argent sur le dos des bénéficiaires ! », dénoncent d’autres. Mais ce bénévolat dont nous parlons, c’est celui des organisations comme Médecin sans frontières, présente dans 70 pays et employant plus de 41 000 personnes chaque année. Donneriez-vous votre temps gratuitement ? Aideriez-vous des blessés en zone de guerre ?  Risqueriez-vous votre vie chaque jour sans aucune valorisation ?

Les guerres rugissent, les catastrophes climatiques s’enchaînent, la pauvreté diminue faiblement. Il n’est plus possible de recruter des bénévoles le dimanche matin pour aider toutes les personnes qui sont dans le besoin. Nous ne parlons plus ici d’aide mécanique mais d’intervention humanitaire.

 

Lors du débat « 5 à 7 du CICR » disponible sur la chaîne Youtube L’humanitaire dans tous ses états, l’avenir de l’humanitaire est questionné. On y parle notamment des nouvelles valorisations. 

En effet, en France, le statut de bénévole est de moins en moins employé, au profit du statut de salarié. Le monde associatif a évolué dans ce sens car il a pris conscience de la précarité que connaissent les volontaires sur le terrain. De plus, les ONG françaises ont dû se calquer sur les méthodes du monde solidaire anglo-saxon où les rémunérations et le statut de salarié sont plus avantageux, ce qui attire fortement les travailleurs français.

Le juste équilibre entre éthique et professionnalisation : des pistes de réflexion

Pour le monde associatif, le défi est de trouver un équilibre viable. La professionnalisation entraîne avec elle le risque d’une bureaucratisation et d’une institutionnalisation trop importantes.

Chez MSF par exemple, le statut de volontaire dure un an pour ensuite passer à un statut de salarié. Le but ici est de garder un équilibre entre les personnes voulant faire carrière dans le monde humanitaire, et d’autres souhaitant s’investir à court terme. C’est aussi un moyen d’éviter que la sphère humanitaire ne devienne un monde trop étanche et à part.

 

*1 : Pour aller plus loin : “Propaganda”, Edward L. Bernays, 1928  / “Masse et Puissance », Elias Canetti, 1960.

Chap. 1

Démocratie ? Espace public ? Quésaco ?

Chap. 2

Quand la communication humanitaire et la communication d’entreprise se rencontrent

Chap. 3

Les nouveaux défis de la communication solidaire à l’ère du numérique

Chap. 4

Quand le monde de l’entreprise bouleverse celui de l’humanitaire et de la solidarité

Chap. 5

L’adaptation du secteur lucratif aux valeurs de la solidarité