L’adaptation du secteur lucratif aux valeurs de la solidarité

« Il faut y mettre du bon sens. Être journaliste humanitaire*, ce n’est pas être journaliste classique. On ne peut pas tout dire sur tout, il y a des manières de faire, il faut être éthique », nous apprend Dana Popescu-Jourdy, ancienne reporter de guerre en ex-Yougoslavie. En se professionnalisant, le domaine de l’humanitaire et de la solidarité est amené à coopérer avec le secteur lucratif. Ce dernier doit aussi s’adapter ! Mais comment ?

Rédigé par Raphaëlle JOUANNIC

« Doit-on raconter une histoire à tout prix ? »

Vous souvenez-vous de cette photo ? En 2016, Murtaza Ahmadi, 6 ans, crée le buzz. Une photo de cet enfant afghan portant un maillot de foot en sac plastique aux couleurs de l’Argentine, et de Messi, fait le tour du monde sur les réseaux sociaux. La communauté internationale, touchée, se mobilise fortement jusqu’à ce que Lionel Messi, lui-même, lui envoie une tenue de foot dédicacée. A la suite de ce buzz, la famille reçoit de nombreuses menaces de mort de la part des Talibans qui proscrivent le football. En trois mois, la famille est contrainte de se réfugier au Pakistan.

A l’heure où le numérique accélère la diffusion de l’information et son accessibilité, de nombreuses dérives journalistiques et communicationnelles comme celle-ci apparaissent. La diffusion d’une image, d’une information, ou d’une vidéo est aujourd’hui nécessaire pour informer les populations sur les crises du monde, pour récolter les fonds nécessaires afin d’aider les individus qui en ont besoin, mais « doit-on raconter une histoire à tout prix ? » questionne Florian Seriex, lors de sa conférence aux Rencontres de la communication solidaire. Les personnes victimes d’une catastrophe, qui sont photographiées pour des campagnes de sensibilisation ou vivant dans des zones géographiques très défavorisées sont avant tout des humains. Ils ont leur vie et une dignité. L’attention massive apportée à Murtaza par la communauté internationale ne s’est pas arrêtée à une simple aide, mais la méconnaissance de la situation de ce dernier a finalement mis sa famille en danger. Serait-il temps de remettre les bonnes priorités au centre de nos actions ?

De vos propres yeux, la série de l’ONG Solidarités International emmène des personnalités sur le terrain des crises les plus sévères pour rencontrer les populations bénéficiaires et les humanitaires de l’organisation. 

Les influenceuses et influenceurs sont-ils formés aux valeurs de l’humanitaire et de la solidarité avant le tournage ?
Solidarité International : Avant leur départ, les influenceurs rencontrent les équipes, la plupart du temps au siège, afin d’être briefés sur les différents aspects de notre mission sur place : le contexte, les populations que nous  aidons, leurs besoins, notre logique d’intervention, la façon de se comporter sur le terrain, les règles de sécurité… Nous faisons également signer un contrat dans lequel la personnalité s’engage à signer et à respecter le  Code d’éthique et de comportement de Solidarités International.

Les influenceuses et influenceurs sont-ils suivis après leur retour de mission ?

SI : Le lien est évidemment maintenu avec les influenceurs puisqu’ils participent ensuite à l’avant-première de la saison qu’ils ont tourné et qu’ils contribuent ensuite à relayer.  Au-delà du lancement et de la diffusion de la saison, la plupart du temps leur engagement auprès de notre association s’inscrit dans la durée.

Quelles actions sont mises en place pour respecter les communautés locales ?
SI  : Le tournage de la série De vos propres yeux se prépare des semaines ou des mois à l’avance. Avant d’envisager un tournage, notre équipe se déplace sur le terrain pour un repérage. C’est l’occasion de rencontrer les équipes sur place mais aussi les populations auxquelles on explique notre projet. C’est au cours de ces échanges que nous proposons à certaines personnes aidées de participer au tournage. Nombreuses sont souvent celles qui acceptent car c’est pour elles l’occasion de témoigner de leur situation. Dans tous les cas, seules les personnes qui nous ont donné leur autorisation sont filmées ou photographiées, et notre équipe s’attache toujours lors du tournage et/ou au montage à ne garder que les scènes respectant la dignité des personnes.

Un code de conduite du secteur humanitaire pour éviter les dérives

Dans les années 90, des agences humanitaires  sont créées pour envoyer des touristes réaliser des missions de terrain sur du court terme. Cette pratique de l’humanitaire explose. Les finances du secteur sont opaques. Il est difficile de savoir à quoi servent les dons. Des volontaires préfèrent vivre concrètement une expérience sur le terrain. Problème : ces personnes ne sont pas formées  à ce type d’expériences et ne sont pas suivies à leur retour. De leur côté, les populations aidées subissent les pratiques peu éthiques de ces touristes non-formés. Elles font l’objet d’intentions lucratives et politiques. Face à ce business humanitaire grandissant, le CICR a écrit en 1994 un « code de conduite humanitaire ». Ce dernier établit « des normes communes pour les opérations de secours en cas de catastrophe  ». Plusieurs codes de conduite ont été publiés depuis. Le but de l’aide humanitaire est d’accompagner ceux qui sont dans le besoin, et non de divertir des touristes. Malheureusement, ce “charity business” continue aujourd’hui avec l’implication du monde de l’influence et des réseaux sociaux, et toutes les agences de communication ou entreprises ne suivent pas les recommandations de ces codes de conduite.

Le monde humanitaire et de la solidarité se professionnalise pour s’adapter aux nouveaux enjeux géopolitiques et à l’ère du numérique. Le contraire est aussi nécessaire : le monde de l’entreprise doit se former à la solidarité. Comme le souligne Dana Popescu, qui fut reporter de guerre en ex-Yougoslavie, « un sujet humanitaire ne peut pas être traité comme n’importe quel autre sujet.  » Il faut prendre en compte les valeurs du secteur et les conséquences de la diffusion d’informations qui peuvent rapidement tourner au désastre. Le respect de l’éthique est primordial. Il est bien possible d’atteindre des objectifs économiques et d’engagement tout en conservant les valeurs du monde de l’humanitaire et de la solidarité.

Prenons l’exemple d’une campagne de communication ayant pour but de récolter des fonds pour aider des personnes en situation de précarité. Un donneur préfère donner s’il sait pour quoi et pour qui son argent va servir. Il est donc intéressant de mettre en avant, dans la campagne, la personne qui va bénéficier de son don. Avant d’utiliser son image, cette dernière devra ainsi donner son consentement éclairé. En d’autres termes, la personne subit une triple peine : 

  • Sa situation : elle est en précarité,
  • Sa dégradation sociale par nature,
  • Et aucune compensation liée à l’utilisation de son image. 

L’humanitaire doit ainsi expliquer tous les ressorts de la campagne de communication à cette personne. Il doit s’assurer qu’elle comprenne la situation, mais aussi veiller à ce que la campagne n’aggrave pas sa situation de précarité, ne la dégrade pas davantage et qu’elle reçoive une compensation.

Curiosité et humilité sont les maîtres mots d’une communication solidaire, tout aussi respectueuse qu’efficace. Communication sans frontières souhaitent aujourd’hui développer un guide de la communication solidaire en collaboration avec d’autres ONG afin de guider cette professionnalisation et d’éviter les dérives.

Rosius Fleuranvil, un Haïtien de 86 ans, était la figure de la campagne de communication de la Croix-Rouge suisse en 2008. Ce dernier est décédé quatre ans avant la diffusion de cette campagne, et des visuels sont ressortis chaque année avant Noël pour récolter des fonds. 

Avant qu’un journaliste du journal Le Temps ne s’intéresse à cet homme, personne de la Croix-Rouge n’avait eu connaissance de son décès. L’image de Rosius était utilisée sans son consentement, à des fins économiques. Où est l’éthique ? 

La photographe de Rosius Fleuranvil pour cette campagne, Ruth Wagner, de l’agence One Marketing, confirme les dérives communicationnelles des campagnes humanitaires. « Il y a des problèmes éthiques immenses dans la communication humanitaire. En utilisant des images qui “marchent” pour lever des fonds, on risque de nourrir des stéréotypes. Je ne crois plus que la fin justifie tous les moyens. »

La photographe a depuis lancé l’initiative “Fairpicture” afin d’établir un réseau de photographes de terrain éthiques.

Dans l'autre sens, ça fonctionne aussi : la professionnalisation solidaire du monde de l’entreprise

Les pratiques changent. Les communicants s’adaptent aussi aux valeurs des ONG. Sur le terrain, de jeunes professionnels à la pointe de la technique sont de moins en moins choisis comme managers, pour laisser la place à des humanitaires expérimentés. En amont, de nouvelles formations universitaires à l’humanitaire et à la solidarité se créent dans plusieurs domaines professionnels : dans des écoles d’ingénieurs, en master de communication, en gestion de projet.

*Journaliste humanitaire : Selon Médecins Sans Frontières, le journaliste humanitaire est un journaliste ayant un statut spécial sous le droit international humanitaire. Il doit donc se trouver dans une situation de conflit armé international ou de crise humanitaire. Au-delà du facteur de protection, le journaliste humanitaire traite des sujets culturellement et éthiquement sensibles qui nécessitent une approche spécifique.

Nouveau mariage inattendu : start-up et association

Hack4Values est un programme de Bug Bounty entièrement solidaire et gratuit. Destiné aux associations et ONG à but non lucratif, Hack4Values aide ces structures à renforcer la sécurité de leurs plateformes web, en s’appuyant sur une communauté de hackers et d’ingénieurs bénévoles. Une start-up qui « contribue à améliorer le monde » ? Yassir Kazar et Fabien Lemarchand, cofondateurs de Hack4Values aident les organisations et les associations en alliant éthique et performance, mais comment font-ils ? 

Aider les ONG et les associations à se protéger des cyberattaques gratuitement, oui mais pourquoi des informaticiens bénévoles accepteraient de travailler toute la journée sans être payés ? Ils répondent que les hackers sont motivés par :

1) Le challenge

2) La reconnaissance du travail

3) Les récompenses

Mais, qu’est-ce qu’un hacker éthique ? Est-ce que le challenge, la reconnaissance et la récompense sont des motivations compatibles avec les valeurs de l’humanitaire et la solidarité ? D’après l’entreprise d’informatique Panda Security, un hacker éthique est « l’exact opposé d’un cybercriminel. […] Apprendre l’attaque pour mieux se défendre ». La définition “éthique” ici est donc seulement utilisée pour s’opposer à “malveillant”. Les hackers aident les organisations au lieu de les pirater. L’éthique de leur action n’est donc pas concernée. Cependant, Yassir Kazar parle de créer une communication de hackers avec un « ADN naturel d’aide ». C’est donc en pré-sélectionnant scrupuleusement les hackers sur leur valeurs que les deux mondes vont se rencontrer de manière éthique. Les motivations de leurs actions sont encore à discuter.

Chap. 1

Démocratie ? Espace public ? Quésaco ?

Chap. 2

Quand la communication humanitaire et la communication d’entreprise se rencontrent

Chap. 3

Les nouveaux défis de la communication solidaire à l’ère du numérique

Chap. 4

Quand le monde de l’entreprise bouleverse celui de l’humanitaire et de la solidarité

Chap. 5

L’adaptation du secteur lucratif aux valeurs de la solidarité